la solitude
La solitude est un état d'esprit.
On veut la faire passer pour une malédiction,
alors qu'elle est le sceau de notre nature humaine,
sa chance d'accomplissement.
Lorsqu'on parle de la solitude des personnes agées,
des malades, des prisonniers,
on évoque un abandon, un oubli, une mise à l'écart.
C'est une solitude triste, souffrante, qui tremble ou crie.
C'est un isolement.
Mais notre époque, friande de grand public et de rassemblements,
on parle très peu de cette conduite de vie solitaire
qui favorise la réflexion et affermit l'indépendance,
de cette solitude belle et courageuse, riche et rayonnante,
que pratiquèrent tant de sages, de saints et de philosophes.
Comme si cette voie était réservée à quelques originaux
ou tempéraments forts, comme si elle constituait
l'ultime bastion de résistance face à la bétise,
au conformisme et à la vulgarité.
Quel grand feu couve donc ce bloc de solitude,
cet état de parfaite densité pour qu'on s'ingénie à le combattre
et à le confondre avec l'isolement et la difficulté de vivre?
Tout solitaire qui choisit de demeurer un certain temps en silence
se livre à cette tache subtile, toute intérieure,
d'ouvrir en lui des portes, de devenir poreux,
d'être traversé par le monde au lieu de s'en couper.
Cela correspond, bien sur, à une ouverture de conscience,
un élargissement du coeur.
Et cela conduit à passer incognito sur cette terre
au lieu de s'ériger en maitre,
au lieu de se vanter des qualités acquises et des états spirituels approchés.
Vivre comme un moine dans le monde,
tel est le noble défi qui se propose à l'homme aujourd'hui,
conscient de ses devoirs envers les autres et la nature entière,
mais aussi des dettes qu'il a envers l'Eternel.
On s'apercevra de plus en plus dans les ans à venir
que le sacré ou la sainteté ne sont pas l'apanage d'un lieu,
ni d'une religion, ni de personnes consacrées,
et que la mission de l'homme sur terre consiste à faire émerger,
à faire fleurir ce sacré en tous lieux.
La solitude me paraît étre ce puissant ferment
capable de faire lever un monde totalement nouveau.
Il ne s'agira plus de fuir la ville pour faire retraite à la campagne
ou dans un désert,
pour se cacher dans un monastère ou un ashram,
mais bien de porter dans la ville et en toutes contrées
le silence que l'on a en soi, et l'esprit de contemplation.
Il ne s'agira plus de protéger son feu et ses joies personnelles,
de se tenir farouchement loin des autres,
mais de semer sur ses pas tout l'or recueilli dans la solitude.
Texte de Jacqueline Kelen, issu de son livre:"L'esprit de solitude".