l'oeuvre au noir dans le ventre de la yourte
Quand tu te sens triste
et que tu ne sais plus quoi faire ni où aller,
quand plus rien ne va bien et que le sol se dérobe sous tes pas,
quand les larmes poussent derrière tes lunettes embuées,
quand tu en as assez, parce que là,
vraiment, tout ça, c'est trop,
parce qu'ils ont fait tout le contraire, parce qu'ils t'ont menti,
parce que tu te sens trahie,
alors, rentre seule dans ta yourte,
allume le feu que tu as préparé la veille dans ton poële,
et reste là, sans bouger, prés des flammes qui sortent du bois,
surtout ne bouge pas,
puisque tu n'en peux plus, que la bétonnière s'est arrétée,
que tant de mauvais mots martellent ta pauvre tête....
Quand aprés avoir épluché en vain l'annuaire,
tu crois devenir folle,
quand tu es au bout du rouleau, quand tu voudrais hurler,
quand tu as tellement besoin de tomber,
de t'affaler, de rouler, de flancher,
quand tu ne peux plus te retenir,
quand tes mâchoires te lâchent et que ta bouche se tord,
alors, ferme la porte de ta yourte,
laisse le monde là où il est,
enclos tes gestes et tes cris sur ton coussin de solitude,
surtout ne bouge plus,
assieds toi devant les flammes qui sortent du bois,
il faut que tu digères la vie violente du dehors,
il faut que tu vomisses ce qui ne passe pas,
ce que tu ne peux pas encaisser,
il faut que tu comptes les coups dans ton aine,
les plaies ouvertes dans ton dos,
il faut que cesse cette agitation, ce carnage, ce non-sens!
Regarde, la yourte étends devant toi son tapis rouge,
elle te tend une liasse de mouchoirs,
des rouleaux de gaze, des linges bien secs,
et tu sais que personne ne t'appellera plus,
que le facteur ne viendra pas jusque là,
que les éboueurs sont en grève,
le contrôleur ne te convoquera pas,
que le percepteur a perdu ton dossier!
Quand tu ne sais plus quoi espérer pour soutenir ta vie,
quand tout ce qu'on rajoute de consolation
n'est plus que commotion,
et ne fait que retarder la vérité de ton absolue désillusion,
quand ton coeur se déchire pour quelqu'un qui ne te veut pas,
quelqu'un qui se moque dans ton dos,
ou pire, quelqu'un qui t'a oublié vivante,
alors glisse dans le ventre de la yourte,
pour qu'elle t'avale entièrement,
comme la baleine son Gepetto,
qu'il ne reste rien de toi
que cette loque sanglotante tellement déchue,
que cette pierre jetée au fond des eaux!
Oui, ton agenda est vide, ils sont tous partis,
ils ont brisé ta réputation, piétiné tes travaux,
tes plans sociaux et ta fabrique de liens ont débrayé,
ta machine à laver est bouchée,
ton ordi et ton frigo sont en panne,
tu as perdu tes clefs et tes papiers d'identité,
alors attends, attends
que la tristesse agglutinée derrière ta glotte se lâche,
attends que plus rien ne lui résiste,
et là, sur le tapis de la yourte,
quand la dernière vague déboule, tu le sais,
tu freines encore mais tu sais que c'est fini,
tu sais qu'enfin tu craques! Ah! Enfin tu craques!
Enfin ça sort, ça évacue, ça purge!
Alors laisse passer, vautrée sur le tapis rouge,
verse à flots ces larmes qui crispaient tes gestes et ton visage
et brûlaient ta trachée!
C'est vrai, tu as tout essayé et ça n'a pas marché,
c'est vrai ça tombe toujours sur toi,
ils en rajoutent toujours une couche au mauvais moment,
c'est vrai qu'ils n'ont rien compris,
qu'ils t'ont lâchement abandonné,
c'est vrai que tu ne l'as pas fait exprés,
que tu ne voulais pas ça, pas comme ça,
mais tu tires toujours le mauvais numéro,
même que c'est une conspiration internationale,
c'est vrai que personne n'aime personne,
que ton horoscope et la météo se plantent tout le temps,
c'est vrai que t'aurais pas du payer cash avant d'être livrée,
parce que tout ça n'en vaut vraiment pas la peine,
c'est vrai que tu as donné le meilleur sans compter, mais,
c'est vrai que tout le monde s'en fout
et que tu es abominablement seule,
alors, laisse la yourte t'engloutir, laisse la te pleurer,
personne ne viendra que tu cries ou pas,
il n'y aura pas de lasso de chevalier,
pas de chaîne au puits, plus de costume de scène,
tu ne peux compter sur rien et les urgences sont pleines,
alors tu peux te déliter totalement,
te morceler, te désarticuler,
contempler avec horreur ces morceaux de toi épars sur le sol,
ces morceaux qui se décomposent sur le tapis mouillé
pendant que tu perds la raison,
que tu vaticines, que tu hoquettes comme une folle,
l'écume aux commissures....
Oui, tu vas y laisser ta peau, pourtant
la yourte ne tombera pas, la yourte ne s'effondrera pas,
la tempête ne l'emportera pas, la yourte tiendra bon,
je le sais car le pire est déjà arrivé et je suis rescapée,
pendant que tu continues à vider l'abcés de ce temps maudit.
Alors, tu peux en profiter pour détester ta vie à mort,
haïr cette douleur qui s'est jetée sur toi sans permission,
tu peux chûter dans l'abîme bien noir,
les flammes continuent à sortir du bois,
et toi, maintenant que tu te noies,
tu peux donner un coup de pied au fond, et aprés,
tu n'es pas obligée, tu peux si tu veux,
seulement si tu veux,
remettre une bûche dans le poële,
continuer à siphonner, gratter là où ça fait même plus mal,
vider ta tristesse jusqu'à la dernière goutte,
sur le tapis rouge de la yourte.
Alors, pourquoi pas, tu pourrais ramasser ton corps,
les bouts de ton corps épars sur le tapis rouge,
ton corps sans queue ni tête ainsi décomposé,
tu pourrais, si tu voulais, déposer tes morceaux
dans la barque du fleuve souterrain qui sort des enfers,
la barque de la yourte
qui remontera toute seule vers la lumière,
là bas au bout du tunnel, déjà une lueur à l'horizon,
car, aprés tout, qu'as tu besoin d'autre
qu'une flamme au milieu de ton oeil?