animal sauvage de compagnie
J'aime pas les chats, j'aime pas les chiens, même mignons.
Particulièrement en cette période
où tant d'humains sont menacés de famine.
Je n'aime que mon petit lézard.
Mon petit lézard habite en colocation dans ma yourte.
Il acquitte son loyer en gobant insectes et mouches et,
comme baromètre, il est plus fiable
que tous aiguilles aimantées du progrès.
Nous nous côtoyons depuis plusieurs années
ce qui crée quelques attaches,
même si je n'ai jamais caressé mon petit lézard,
encore moins baisé son cou.
Ça a pourtant failli arriver un beau jour, mais point de mon initiative,
les femmes ne prennent jamais l'initiative
dans les rapports de rapprochement physique,
ce qui permet de ne pas mélanger les genres,
entre roulures
et bonnes à marier....
Mais c'est bien grâce à sa présomption
que j'ai enfin connu le sexe de mon petit lézard.
Il grenouillait sur le cercle de la couronne
pendant que j'enfilais mes chaussons.
Il s'est loupé.
En jetant un oeil coquin sur mes orteils,
ses petites pattes ont dérapé sur le vernis rouge,
il a glissé et il a chuté.
Une chute de deux mètres cinquante pour un petit lézard
équivaut à tomber du World State Building pour un homme.
La différence étant l'amortissement: moelleux tapis au lieu d'un dur ballast.
Sauf que mon petit lézard, en son audacieuse confiance,
a visé assez juste: il m'est tombé sur l'épaule,
manquant le cou d'à peine deux centimètres.
Mon petit lézard ne s'est pas démonté le moins du monde,
il m'a donné un petit coup de queue charmant
en continuant sa chute sur la lirette multicolore,
s'est arrêté d'un coup sur mon orteil scotché, sonné mais ravi,
et m'a regardé droit dans les yeux
pendant quelques longues secondes que je n'oublierais jamais,
tant son regard m'ouvrait la porte
d'un monde immense en arrière de ma conscience.
Puis il s'est retourné sans une miette d'hésitation
en direction de la porte et a filé droit vers la sortie,
comme s'il avait les plans de la yourte infusés dans les pattes.
J'en suis restée toute entière scotchée.
Non pas de peur, de dégout ,
ou tout autre sensation négative de trouillarde,
mais de saisissement et d'admiration....
Comme quand on rencontre une personne qu'on connait déjà,
mais qu'on voit tout à coup vraiment pour la première fois,
à cause d'un rayon de soleil,
d'une ouverture qui a mûri à votre insu,
et que d'un coup, on sait que cette personne là,
qui se tient comme une révélation dans l'horizon, elle nous plaît.
Elle nous plaît totalement, sans explications.
C'est pourquoi, depuis cet intense contact ,
j'ai enfin pu attribuer un nom à mon petit lézard: « Samaskotché ».
J'avoue que depuis, il se fait plus pressant,
toujours à ma porte à surveiller quand je rentre:
c'est toujours comme ça quand vous tombez amoureux,
grave prise de risque sans remboursement d'investissement,
surtout aprés un coup de foudre réciproque dans une yourte,
un jour de tempéte de lézards, on commence à paniquer
quand l'autre s'absente un peu plus que prévu...
J'aurais bien voulu éviter cette maladie à « Samaskotché »,
lui qui m'a vu si souvent tenter d'attraper
l'impermanence, le détachement,
et l'agapé mystique sur mon coussin de méditation.
Pratiquement, cette idylle reptilienne est un bon régulateur de naissance:
je ne suis pas envahie par la fécondité de sa petite queue,
et la sublimation dont je suis adepte fertilise mon inspiration lyrique...
Sauf que « Samaskotché » vient de me ramener une fiancée,
et que maintenant deux petites queues se disputent le pas de ma porte.
Au lieu de lui faire le sale coup de la jalousie,
je me remémore une rencontre de ce type quelques années auparavant,
version mammifère:
Pauvre et marginale, je n'ai pas souvent les moyens
de me payer une aprés-midi chez le coiffeur.
Je n'y vais que pour les grandes occasions:
quand je quitte l'homme de ma vie, quand je tombe amoureuse,
quand je divorçe ou me marie, quand j'entame une période ascétique,
ou avant d'accoucher, ou, en dernier ressort, quand,
par révolte ou par provocation, je décide de refaire le monde
en jetant les hommes à mes pieds.
Donc, une fois, je vais chez le coiffeur, en pleine période blanche,
parachever ma sobriété monastique.
Jamais je n'avais osé permettre un rasage si intime de mon crâne.
Alors que je supportais héroiquement ma castration esthétique,
j'avisais derrière moi un bel homme aux yeux bleus
en train de se faire rafraîchir les tempes.
Ma nouvelle tonsure, mon nouvel ordre sexuel
m'interdisant toute appréciation, j'observais seulement,
dans le jeu de miroirs, le dégagement progressif de sa nuque.
Et soudain, quand la coiffeuse rabattit le col du viril cou,
il s'est levé, il est sorti, il est revenu, et il a posé devant moi,
sur le bord du miroir, un énorme bouquet de fleurs.
Il n'a rien dit, il a souri et il est ressorti. Je ne l'ai jamais revu.
J'ai rougi de surprise et de plaisir.
J'ai touché les fleurs pour m'assurer de leur réalité et j'ai demandé au coiffeur:
« Qui est-ce? »
- « Un aviateur »
Et voilà!
Un avion super sonique a transperçé, dans la fulgurance,
la barrière invisible qui tient les êtres à distance,
réveillant le monde comme la foudre libère l'eau du ciel,
et il a disparu. Si j'étais un homme,
j'aimerais être cet homme qui offre des fleurs à une inconnue
et s'en va sans rien demander.
Mais si j'étais une lézarde,
j'enjoindrais mon lézard à prendre des cours d'aviation.
Pour tenter le vol au cou.