La semence des cieux
Je l'ai attendu toute la journée.
J'ai langui, vraiment langui, j'ai envoyé des prières, des injonctions, des prévisions, des supplications, mais je crois qu'il aime me faire languir.
Je sais qu'il ne m'écoute pas, qu'il ne fait que ce qu'il veut. Que c'est à moi de le comprendre et de m'adapter. Je le sais, il est imprévisible, capricieux, et sa souveraineté pourrait m'insupporter, mais il a ses propres raisons, ses façons à lui de me faire trembler d'émotion comme rien d'autre, et j'ai une admiration sans bornes pour lui.
Avant, il passait loin de moi, c'était au temps où j'étais encore enfermée dans des maisons, je le regardais passer de derrière mes vitres, et bien qu'il m'ait plus d'une fois impressionné, je ne l'ai jamais laissé s'approcher de trop prés, j'attendais simplement, en bonne civilisée, qu'il passe son chemin.
Je savais qu'il n'était pas lié, à personne, et que, de toutes façons, il ne s'intéressait pas à moi en particulier.
La première fois où j'ai vraiment compris à qui j'avais affaire, c'est justement un jour où j'ai pris le risque de sortir de chez moi pour un long moment et de m'installer avec mon enfant dans une petite tente au bord de la rivière.
Ce n'était pas encore au temps des yourtes,
j'étais plutôt barricadée à cause de tout ce que je subissais entre les murs,
et il semble que cette fois là, il ait décidé que le moment était venu de me sortir de mon turbin et de faire sérieusement connaissance. Il s'est senti obligé de me démontrer par A+B que si je voulais entamer une vraie relation avec lui, une relation originale et gratifiante qui me donnerait une chance de sortir des chaines et des ornières, je devais abandonner mes prévarications.
En fait, cette fois là, je l'avais oublié, bien que je sache très bien que la fin de l'été est sa saison préférée, qu'il aime se balader entre les collines pour effrayer un peu les estivants trop bruyants, je savais qu'il pouvait débarquer à l'improviste, et en dissuader pas mal de s'attarder.
Mais je n'étais pas une estivante à faire fuir, je commençais seulement à comprendre que les dangers domestiques sont bien plus graves que ceux de dehors, je n'avais donc pas d'endroits sûrs où me réfugier, je me sentais plus en sécurité sur cette petite restanque escarpée au fond d'une vallée sauvage que chahutée d'appart en appart par des quittances de moins en moins honorables..
D'ailleurs, pour lui, c'était sans doute ça le test:
qui allait rester là malgré la menace.
Je suis restée.
Les touristes repartaient dans leurs immeubles et moi,
je suis restée dans ma petite tente ronde avec mon bébé.
Je ne voulais pas que finissent la liberté dans la crypte et sur la plage,
l'absence d'horaire, l'absence de torture.
Et le coup de foudre est arrivé.
Il fallait vraiment que cette rencontre ait lieu.
Je n'ai rien choisi, et bien qu'il ne s'agisse nullement de despotisme, c'est lui qui menait la danse, et moi qui me croyais une bonne cavalière, j'ai du revisiter tous mes critères.
En général, je finis toujours par enseigner une passe ou une figure à mon partenaire, mais là, je suis tombée sur celui qui écrit la partition, fabrique les instruments, dirige la chorégraphie et invente un style unique, un style de suzerain.
Plus exactement, c'est lui qui m'est tombé dessus.
Les éclairs n'arrêtaient pas, le tonnerre rebondissait entre les flancs de la vallée, déchiraient les rochers, et j'étais allongée complètement tétanisée dans ma tente illuminée.
Je ne veux pas dire qu'il a fait cette démonstration de puissance pour me séduire et me tenir à sa merci, il était totalement dénué d'intention, et si je lui avais dit de passer, comme ça, juste une petite visite, c'était par simple politesse.
Mais c'est bien la première fois de ma vie que j'ai expérimenté, grâce à son incroyable énergie, une émotion aussi complètement pleine, indéfinissablement totale et unifiante, une sorte de bombe sensuelle qui réunit en un seul embrasement l'amour, la peur, la rage et la jubilation.
Un jaillissement orgasmique qui relâche toute tension, sans résidus.
Il est arrivé doucement et je l'ai invité à ma tente, à l'orée du petit auvent en bois flotté que je m'étais bricolé. Je lui ai présenté mon bébé, ce qui le plus souvent décourage les préméditations non vertueuses, et comme il est resté et s'est même carrément incrusté, j'ai admis qu'il n'avait pas de mauvaise intention.
C'est alors qu'il a commencé à s'échauffer et hausser la voix, c'est là que j'ai du commencé à l'affronter pour le tenir en respect.
Ça a duré toute la nuit.
Il n'était pas belliqueux, ne m'a pas manqué de respect, bien que je me sois trainée à genoux, mais ce n'était pas une supplique, plutôt une révérence.
Il gueulait, je n'étais pas outragée, ça n'avait rien à voir avec les cris à la maison.
Il gueulait de toute son âme, il vociférait pour m'obliger à le considérer comme la seule puissance qui puisse changer entièrement ma vie et la remettre dans la bonne direction.
Il avait raison, je n'avais pas à se me laisser bassiner et embobiner par n'importe qui, et le mal que j'avais à me dépêtrer de la colère des hommes, il en a fait une charpie.
Il m'a enseigné l'origine de la colère, me certifiant par là qu'une fois gouté à la tempête de sa nature primordiale, tout le reste ne serait plus que pâles contrefaçons et que, de cette relation farouche et absolue, je ne reviendrais pas en arrière.
Il gueulait non pas comme ceux qui ont voulu me soumettre, mais comme un volcan qui recrache le feu de la mer, pour me révéler, ou me rappeler,
qui est le vrai maitre:
le ciel et rien d'autre.
J'ai fais face, et c'était terrible.
C'était terrible, mais extatique.
Heureusement mon bébé dormait béatement, repu de confiance. J'étais aux prises toute seule avec cette force qui me culbutait dans tous les sens dans le cercle minuscule de la tente, et quand le jour s'est levé, il ne restait rien d'épargné que la petite couche de l'enfant.
La rivière était montée jusqu'au bord de la terrasse et rugissait en cognant contre les arbres aux branches arrachées. J'aurais pu être emportée.
Quand il est parti au petit matin, j'étais traumatisée, trempée, exsangue, et très contente d'avoir survécu à tant de fureur.
Mais surtout, j'étais libre.
Je n'avais attendu aucun secours et je m'étais battue en faisant remonter toutes mes facultés de survie.
Jusqu'à ce que je comprenne qu'il n'était pas mon ennemi, que je n'avais pas à déposer les armes devant lui comme une vaincue, qu'il ne me faisait pas la guerre, mais peut-être bien une sorte d'amour, un amour à sa façon, sauvage, tumultueux et tonitruant, dénué de toute manipulation, un amour qui m'offrait la hiérarchie qui me manquait tant pour ordonner les priorités de ma vie et trouver ma juste place ici bas.
En lui, parce qu'il a laissé éclaté une colère démentielle, que son fracas était destiné non pas à me démolir mais à me réhabiliter, j'ai pu rencontré la folie de la mienne, une colère atavique qui m' habitait en sourdine et m'épuisait, une colère monstrueuse dont j'avais tant redouté la déflagration qu'elle m'avait vitrifié.
Il m'a fait descendre jusqu'au bout de mes peurs, et si le dragon qu'il m'infligeait ne m'a pas tué, c'est parce qu'à un moment, au milieu de ses crachats de feu, j'ai su qui tenait les rennes et décidé d'aimer ce qui me dépassait.
A partir de là, j'ai commencé à envisager de me rapprocher définitivement de lui.
J'ai appris à le connaître de l'intérieur, j'ai construit une maison sans murs pour le contempler in-vivo, lui offrir des flancs faciles à pénétrer, et maintenant, je peux prévoir assez facilement son retour.
Dés que la tension monte, que des grésillements s'accumulent dans les compteurs, quand les gens lèvent la tête et remballent leurs affaires, que le ciel s'assombrit et que les feuilles frétillent de joie, je sais qu'on va bientôt se retrouver.
Je languis après lui les jours de plomb, mais il finit toujours par débouler, c'est une question de timing.
D'abord la qualité de l'air se modifie, la lumière flanche, et une étrange lueur jaune filtre à travers les gros ventres qui s'amoncellent à l'horizon.
Dans un sursaut de joie, mon cœur s'accélère et je frémis comme une jeune fille sur le quai d'une gare attendant son fiancé.
J'entends un premier grondement, souris béatement en captant un arc électrique luminescent en train de déchirer en avant-garde l'autre bout de la vallée, et soudain, je sais exactement dans combien de minutes il sera là, le temps qu'il me reste pour rassembler mes nonchalances et mes langueurs et les abandonner sur mes tapis.
Je lâche tout et cours à la yourte,
coulisse les sangles et rabats les toiles, arrime ce qui flageole sous ses premières exhalations, et me jette sur ma couche, pour compter religieusement les secondes entre l'éclair et le roulement qui, au lointain, l'annoncent.
Il n'y a plus personne dehors, tous les voisins se planquent devant leur télé en espérant que l'électricité ne sera pas coupée, et moi, j'épie les brasillements qui déjà transpercent la terre toute gercée, toute craquelée, jonchée de végétaux piteux, fatigués de privations.
Je tangue de plaisir dans l'embrasure de mes rideaux, ouvre grand les portes de la yourte pour absorber la fraicheur qui dévale des nuages et m'apprête à accueillir, voluptueusement, celui qui va me remplir.
Déjà il écarte les deux pans de la vallée en claquant son dard de feu,
déjà de grosses gouttes tombent fiévreusement sur mon cou,
déjà il est là, sombre et lumineux en même temps,
imparable, inexorable, royalement dominateur,
et je sais qu'il ne va pas tarder à éteindre,
car c'est lui qui décide si on laisse la lumière ou pas,
lui qui soufflera sur la chandelle, lui qui rallumera,
lui qui prendra le temps qu'il faut pour me cribler,
lui l'ardent, l'embrasant qui me fait trembler de la tête aux pieds,
réveille ma kundalini,
envoie ses ondes vibrer jusqu'en bas de mes reins,
transperce mes entrailles de secousses résolutoires et, soudain,
en rompant la poche des eaux,
déverse la semence des cieux.
Lui, l'orage, le micro du mystère, seul capable de transformer d'un coup la yourte en tambour géant, lui, l'orage, qui m'immerge, sans se renseigner si depuis la dernière fois j'ai appris à respirer sous l'eau, dans le feu des éléments déchainés, lui, l'orage, qui me plonge en intensité et libère mes passions.