S'expulser en dansant: le départ de Sylvana.
Modeste, verdoyante et bigarrée,
la ptite yourte en bambou et châtaignier
est née entre les mains de nos jeunes
il y a maintenant plus de cinq années.
Sylvana, la ptite yourte qui aime la forêt,
dressée sur une roue de palettes récupérées,
vient de vivre ces cinq années au camp de yourtes sous les acacias,
sans une seule goutte d'infiltration sur ses tapis..
Sa peau de dehors a perdu ses couleurs,
on ne voit plus que, par endroits, le patchwork original
de verts rayés en étoile,
sur lequel a coulé le sucre des grappes de fleurs,
la sève des feuilles, la colle des gousses, la liqueur des graines...
le tout brulé par le soleil,
torturé par le gel et la neige;
désolé par l'hiver, l'absence, ,
piqué par les tempêtes,
arrosé par l'urine des voisins.....
Les acacias suintent à chaque saison d'un nouveau parfum,
manifestent leur vitalité par des sons renouvelés,
entre l'embaumement des pluies de fleurs printanières,
le bruissement léger des feuilles
sur les troncs longilignes qui tanguent en grincant,
et les pets secs et vifs des petites graines,
éjectées au plus fort de l'été!
Ptite yourte des invités,
ptite yourte des enfants,
ptite yourte des ressourcants,
étoile des nomades et des révoltés,
antre des méditants,
elle a accueilli nos amis,
nos petits,
nos frères et sœurs du besoin,
jeunes au seuil de l'intégration,
militants en fête,
quêteurs de vérité et de simplicité,
ermites, réfugiés, introvertis,
baroudeurs et SDF,
friperies et trocs entre voisines,
cyclistes au long cours,
cyclistes revendicateurs à l'étape,
cyclistes invétérés,
amoureux de nature, musiciens des campagnes,
artistes du quotidien.
Et voici l'heure de partir.
Quelqu'un y habite,
une femme qui n'a pas de logement.
Pour qui l'hiver ici n'a tenu qu'à un fil:
celui qui, serpentant sur presque deux cent mètres
entre la rue et le pré,
alimentait le petit chauffage électrique de la yourte.
Elle avait elle-même une yourte chez un de ses copains,
qui ne s'est pas gêné pour la démonter, sans prévenir,
pendant le temps où elle est partie enterrer sa mère.
Si je suis mise à la porte, hé bien,
ce n'est pas une raison pour que je la mette à la porte.
Simplement parce que j'essaye de ne pas faire aux autres
ce que je n'aimerais pas qu'on me fasse.
S'il le faut, je défendrais cette femme bec et ongles.
Elle est ma protégée, je lui ai offert l'asile,
et l'asile, pour moi, c'est une valeur sacrée.
On a décidé,
on ne leur laisse pas le pouvoir de gouverner notre bile.
On part quand on est prêtes.
On a dans notre esprit l'histoire qui veut ce départ,
une histoire personnelle qui a débouché sur une histoire collective,
on l'assume, mais à notre rythme.
Et mon rythme, c'est d'installer la ptite yourte la-haut sur la colline,
dans la forêt, sur une restanque de quatre mètres de large,
car je suis expulsée, et je dois me loger.
Alors, en attendant, ma voisine de yourte,
elle migre dans celle que j'ai déjà quitté.
Ici, on a trois yourtes, on les occupe un peu en tournant.
Chacune a son ambiance, chacune porte ses états d'âme,
chacune respire ses propres vibrations.
Ma voisine est une simple dont j'admire
la façon légère de porter sa vie pas facile.
Elle se coule dans le Tao,
c'est lui qui trouvera la solution.
Et c'est l'heure du départ.
Petit chavirement au cœur de quitter ce lieu,
et surtout la belle vie qui a animé cet espace.
L'herbe, les fleurs, les chants, les petites habitudes qu'on tisse
en même temps que les sentiers d'une yourte à l'autre.
Chaque jour, je sors un objet, je tombe une couverture.
Chaque jour, je maitrise le vertige,
je valse les couleurs,
et chaque jour, j'adore un peu plus la lumière.
Je me demande si la matière est encore bien utile,
de quelle proportion d'épaisseur j'ai vraiment besoin.
Si la danse ne suffit pas, finalement, à me combler.
Et je réduis.
Pour ne monter la-haut, sur les restanques, que le nécessaire.
Ils veulent tous des maisons de plus en plus grandes,
je veux seulement une petite maison en tissu,
une tente suffisante, qui se passe même de piquets..
J'aime les déménagements, les restructurations.
Ils sont la géométrie psychique de la vie,
l'alchimie de l'esprit.
Si on se contente de transporter tout ce qu'on a accumulé,
on loupe le cadeau du changement.
Déménager, ça sert à trier, à jeter, à sélectionner,
à se détacher du passé, à ouvrir l'horizon,
à s'offrir des semelles neuves,
à se libérer des vieux schémas mentaux.
Afin que s'achève ce qui doit finir
et qu'on ne se retourne pas.