Yourtes en résistance: la fin du Cantoyourte
Dernières images du camp de yourtes
conquis par une femme seule
sur l'armée patriarcale
des propriétaires et spéculateurs fonciers,
pendant une trêve de cinq années.
Belle aventure cevenole qui a entrainé un quartier,
un village, une région, et finalement une partie de la société,
dans la prise en considération et la réflexion
sur de nouvelles formes d'habitat,
de sobriété volontaire et de solidarité.
Loin d'un retour à la bougie, comme ricanent nos détracteurs,
la mise en œuvre d'une nouvelle synthèse
entre tradition et modernité est,
outre la remise en question fondamentale
de l'idolâtrie obsolète du productivisme et de la croissance,
une plate-forme d'élancement
vers des innovations vernaculaires,
désormais centrées sur la réalité et le présent planétaire.
Par le choix profondément moral de l'allégement matériel
et de la réorientation des désirs vers l'intérieur,
nous nous sommes engagés activement
dans une nouvelle forme de militance,
basée sur la cohérence et l'intégrité du mode de vie individuel
avec l'environnement humain et naturel.
La plupart des déménagements sont aujourd'hui réglés
en trois jours, au moyen
d' une assez grosse somme d'argent et de quelques camions.
Pas de temps pour peser, trier, jeter, recycler, réserver,
pas de pause pour se coltiner face à face chaque objet,
en tentant d'évaluer sa soutenable adéquation.
Pas d'inventaire pour se désencombrer.
Pas de congé à l'accumulation,
pas de rationalisation des fatras.
Pas d'odes funèbres aux choses qui retournent à l'éther.
Banalisation de la délocalisation,
consommation utilitariste de la mobilité,
il faut partir le plus vite possible, pour le moins cher.
J'ai sciemment pris le contre-pied de ce dictat
en dégageant trois mois de ma vie
pour achever en toute conscience
cet épisode épique
de la résistance anti-capitaliste en Cevennes.
Le fait que je n'ai pas de véhicule et pas d'argent,
choix librement assumé, aurait pu constituer un obstacle
à la fluidité et l'efficience de ce déménagement.
C'est le contraire qui s'est avéré.
Le manque de moyens matériels est une merveilleuse occasion
de mobiliser imagination et disponibilité,
et surtout, bonnes volontés. Tout ce qui attend,
dans l'orchestration de quelques solitudes souffrant de morosité,
un revigorant supplément d'âme.
Il faut, bien entendu, l'énergie de demander,
d'organiser, d'entrainer:
qui prête une camionnette, qui ses bras,
qui ses talents de cuistot, qui ses outils,
et reçoit en échange de belles journées de camaraderie,
et l'assurance qu'il pourra solliciter bientôt,
au moment du besoin, un réseau dont il est constituant.
Si la petite et la grand yourte ont été démontées
collectivement,
la dernière yourte, la moyenne,
celle où j'ai habité depuis le début de mon travail avec les yourtes,
où j'ai vécu tant d'émotions et de transformations,
j'ai voulu la démonter seule, dans la plus grande tranquillité.
Consciente qu'en chaque geste se refermait
une porte du passé.
Ce fut aussi une sorte de défi ultime
d'une artisane qui a abouti son parcours,
puisqu'en une cinquantaine de montages et démontages de yourtes
ces quinze dernières années,
je n'avais qu'une seule fois procédé seule,
excepté pour le plus difficile, la couronne.
Cette fois, je voulais me prouver qu'il est possible,
à une simple femme pas costaud du tout,
de démonter entièrement seule sa yourte
et de la transporter à pied
jusqu'à l'entrepôt de sa prochaine résurrection.
Je voulais prendre le temps de mesurer
les réparations à prévoir,
inspecter chaque couverture, chaque morceau de bois,
chaque lien.
Je craignais une usure profonde des chairs de la yourte,
après toutes ces tempêtes
sous la sève et le sucre des acacias,
ces automnes abondamment pluvieux,
toutes ces années sans mâts
soutenant l'anneau de compression.
Sans ce portage des poteaux, les perches et les attaches
ont encaissé héroïquement la tension de la structure.
Les perches ont glissé au fil des ans vers l'extérieur,
sur les treillis, en tirant sur les lacets, tendus au maximum.
Du coup, la yourte s'est tassée,
perdant au moins un demi-mètre de hauteur.
Pourtant, à aucun moment je ne me suis sentie en danger
sous cette couronne bancale auto-portée.
Il est impossible que tous les lacets cassent en même temps.
Ils pourront même resservir prochainement.
J'ai donc pu constater que,
malgré mes prévisions de reprise générale,
la yourte s'était incroyablement bien comportée dans le temps.
Au fur et à mesure du déshabillage des couches de couverture,
j'eus la surprise de n'y constater aucune infiltration,
aucune pourriture, aucun nichage intempestif.
Et j'ai compris pourquoi
j'avais eu si chaud en hiver dans ma yourte:
je ne me rappelais plus avoir superposé
autant de couches de laine!
Je n'en finissais pas de découvrir
de nouvelles ouates colorées,
jusqu'aux vieux pulls et manteaux de feutre récupérés
que j'avais assemblés il y a longtemps.
Jouvence attendrie devant mes vieux vêtements resurgissant,
avec chacun leur histoire, et les odeurs que j'aime y laisser.
J'ai surfé avec joie sur cette fabuleuse impression
de valser encore dans la grâce de la yourte,
lui ôtant lentement, avec délectation, chacun de ses atours,
jusqu'à sa dernière chemise, son dernier jupon,
la crinoline de petites fleurs bleues
qui a bercé gestations, rêves et guérisons,
coulée en brassée à mes pieds,
dans un froissement délicieux.
Assise devant elle comme une amoureuse pantelante,
j'ai alors pu contempler calmement sa nudité.
Et j'ai attendu, immobile dans la grande écoute.
Au bout d'un long moment de paix,
c'est elle qui m'a murmuré comment je pouvais
faire pencher sa tête pour la défaire sans mal.
Elle qui m'a chuchoté comment j'allais m'y prendre
pour recueillir la couronne au moment crucial où s'achève
le désemboitement des perches du toit.
Elle qui m'a soufflé comment manœuvrer
son démembrement.
Je suis allée chercher deux cordes,
fabriquées dans des chutes de store,,
que j'ai passé dans le centre du mandala en bois.
Puis j'ai lancé les extrémités dans les branches des arbres
côtoyant l'armature de la yourte, j'ai tiré, tendu, noué.
Enfin, une à une, j'ai enlevé les baleines du corset.
Quand il ne resta plus qu'une seule perche,
mon système de cordes paraissant solide,
doucement, j'ai desserré un nœud encerclant l'arbre.
La couronne a tangué, s'est projeté en avant,
et s'est retrouvé balancante sur la deuxième corde,
plus lâche, plus prés du plancher.
Satisfaite de cette réussite « modeste et géniale »,
j'ai alors dénoué la deuxième corde,
et la couronne a basculé au sol sans dommage.
C'est ainsi que j'ai déposé seule
la pièce maitresse de la yourte,
l'étoile symbolique de mon cheminement terrestre,
une couronne rouge de presque vingt kilos.
Ce n'était pas une capitulation,
mais bien une prosternation jubilatoire
devant la merveilleuse Architecture de vie.
Là, j'ai su que c'était fini.
Je venais d'accompagner en toute lucidité
le soleil dans sa descente sous terre,
dans la fomentation crépusculaire
de sa prochaine émergence.
Il ne me reste plus qu'un immense élan de reconnaissance
pour tous les acteurs, bons ou mauvais, gentils et méchants,
qui ont prêté leur humanité
aux péripéties de la Voie de la Yourte.