Dégats d'épisode de tempête cevenole sur les habitants des yourtes
Complainte en dernière extrémité.
« Je l'aime parce qu'elle est comme moi, elle aime l'eau, la pluie, l'orage.
Je sais combien elle a souffert ces derniers mois à attendre que le ciel se fende, je le sais car ma propre peau se desséchait tellement que j'avais peine à bouger. On se voyait moins souvent, en tout cas pas tous les jours à se baver d'amour dessus, mais elle savait que j'étais là, fidèle sous ses pieds, attentif. Un peu confiné quand même.
Quand le ciel a commencé à s'assombrir et à tambouriner, je vous explique pas ma joie.
Je suis sorti quasiment tout de suite, et elle aussi. J'ai vu le soulagement dans ses yeux, elle allait pouvoir remplir ses cuves, nettoyer sa cuisine, débroussailler sans tirer sur les ronces et les lianes à s'arracher les épaules, planter des salades et des tulipes, et moi, je sentais mes articulations se remplir de guimauve comme si un élastique me projetait dehors. Je suis sorti de sous la yourte, on s'est tombé dessus et on s'est regardé.
Quel abîme ! Elle est ma déesse, ma naïade à moi.
Même si parfois elle croit que je boude, je ne peux pas m'empêcher de l'adorer. Son regard, son enthousiasme sous la pluie m'a donné des ailes. J'ai tenté des chemins inconnus, dans la boue délicieuse, une gadoue juste à point, juteuse, argileuse, glissante, progressivement bouillonnante, car le déluge n'a pas commencé tout de suite, seulement après un arrosage bien pénétrant.
Elle a enfilé ses bottes, sa grande cape et sorti son parapluie rouge de combat, peuchère, comme elle était belle avec ses mèches qui s'emberlificotaient sur son front mouillé ! J'en suis resté tout chose, tout essoufflé de dévotion, penaud devant tant de suaves dégoulinures.
Mais je savais que si je la suivais de trop prés, j'allais l'agacer. Alors je me suis laissé happer par les coulées dans les rigoles, une vraie fête a commencé, elle de son coté, affairée dans les flaques et les lavabos, et moi dans la glèbe, ébrouements et glouglous à pâmoison, pirouettes sulfureuses dans le limon, ondulations reptiliennes dans la fange, râles de plaisir dans la bouillasse. On s'est joyeusement rattrapé de cette horrible et insupportable soleil installé à demeure dans l'azur comme un implacable tyran.
Quand le déluge a vraiment commencé, j'étais déjà assez loin de la yourte. Je venais de mater un accident sur l'asphalte où luisait des flaques d'huile
et je revenais vers des lieux plus sûrs, plus prés de la yourte, tous les quads du bled susceptibles de déraper dans le fossé ayant piteusement remballé.
Au bout de plusieurs jours d'orage, je ne distinguais plus le ciel de la terre, les lignes de sol étaient toutes écrasées, aplaties. On avait la place libre toute à nous. J'étais si exalté que je n'ai même pas songé à rentrer me protéger. L'eau, c'est mon élément. Mais pas comme un poisson ou un têtard, il m'en faut à dose raisonnable. Aussi, au bout d'un moment de trombes qui m'ont forcé à m'enfoncer, au niveau quantité, ça a commencé à devenir franchement déraisonnable.
Je ne la voyais plus, ma sirène, avec ses yeux clairs comme eau de roche, ma seule noyade à moi.
Je l'imaginais retirée sur son zafu, imperturbable, à méditer sur la force des éléments,
ou quelque part en cavale dans la forêt à contempler les torrents.
Et pardessus le marché, le vent s'y est mis comme un diable, comme si, contenu dans une boite pendant des mois, le verrou sauté, il explosait de rage.
J'entendais les pierres rouler,
les arbres craquer, les écorces s'effriter,
les branches percutées à perpète,
les racines s'arracher,
les restanques s'écrouler,
la cabane grincer,
les eaux chuter en cascade, et je ne pensais qu'à elle, ma belle,
espérant que le ciel ne lui tombe pas sur la tête.
La yourte tanguait comme un bateau, les toiles se soulevaient, claquaient, des perches se sont désencastrées, je le sais parce que je me suis rapproché quand ça a commencé à barder.
Mais je ne pouvais rien faire évidement, c'est justement ce qu'elle aime chez moi, que je ne me mêle pas de ses affaires et que je la laisse se démerder. En général, c'est après qu'elle a besoin de moi, quand elle en a bien chié et qu'il lui faut se vider les tensions et se ressourcer dans un ailleurs sans paramètres. Je l'ai vu sortir plusieurs fois dans la nuit pour ajuster et rajouter des cordes,
colmater l'entrée du poêle,
sortir la vaisselle qui se lave toute seule, dévier des gouttières, et j'ai bien compris, à cause de la lueur des bougies jamais éteinte à l'intérieur, qu'elle ne dormait plus la nuit. Malgré ses tonnes de douilletteries.
Je priais pour que ces satanés pins ne tombent pas sur la yourte. C'est le risque majeur.
Elle est pas folle, ma mie, elle s'est toujours installée sur les hauteurs. Et plutôt sur de la rocaille. Donc, elle ne risque pas le glissement de terrain, ni la submersion, elle a tout calculé, depuis le temps qu'elle habite dans sa yourte en endroits improbables. Avant de s'installer quelque part, elle chipote, elle cherche les traces des écoulements d'eau dans les moindres replis de terre et de pierre, elle a acquis l'œil de lynx. Pas comme ces andouilles des plaines qui construisent en bord de rivière ou sous les lignes haute tension. Non, elle ne risque pas l'inondation ni l'électrocution. Mais un mauvais arbre au mauvais moment, c'est plausible. Justement, il y en a un qui est tombé sur la route devant l'entrée de notre chemin d'accès. Heureusement, personne dessous. Alors pour la première fois de ma vie, quand j'ai compris que cette fois la tempête dépassait les bornes, j'ai commencé à vouloir aider mon hôtesse chérie en douce.
J'ai marchandé avec mon ennemi le soleil. Le seul qui puisse retenir les arbres. Mais au moment où je concluais la protection de ma dulcinée, une petite branche s'est détachée violemment d'un acacia pour s'abattre sur mon dos et m'entrainer sur la route. Une petite branche sur moi équivaut à un arbre sur elle. Assommé, j'ai compris que c'était fini.
Ce que je veux dire maintenant avant de vider le reste de mes tripes et de trépasser, c'est combien je suis heureux de donner ma vie pour elle.
Comme je sais que je vais lui manquer, que rien ne saurait me remplacer car je suis le seul à savoir combien profond est son cœur, chers amis des yourtes, je vous en prie, je vous en supplie, ne lui en voulez pas de tarder à donner des nouvelles, car il faut maintenant qu'elle se fasse à l'idée que son mari le crapaud s'est fait écrasé, qu'il ne plongera plus avec elle dans les vertiges de l'amour et qu'il lui faudra s'occuper seule du fruit de nos entrailles...»