Du jeûne
On dit que le jeûne est un acte spirituel.
Ça me fait bien rigoler.
Pendant le jeune, je ne pense plus qu'à manger. C'est une obsession.
J'ai faim, profondément faim. C'est une épreuve très prosaïque.
Je me sens minable, tellement dans mon ventre, et rien dans la tête.
Ce n'est pas vrai que c'est le bon moment pour prendre de la hauteur, régler sa vie.
On rampe. On cherche un brin d'herbe comestible.
Les odeurs, les parfums deviennent une torture raffinée très cruelle.
On salive devant tout ce qu'on peut pas toucher, avaler, gloutonner.
On est frustré, nerveux, irascible, jaloux de ceux qui déjeunent, goutent, dinent, soupent …
On a le ventre dans les talons et on est prêt à talocher tous ceux qui déglutissent.
Alors, quand c'est fini, quand on se remet à table,
c'est le bonheur, le grand bonheur!
On a attendu ça pendant des jours, on a tenu, bigre, on a le droit de se rattraper!
On se relâche, mais on est pas très fier de soi, car au fond,
on sait pertinemment, humblement et assez ironiquement,
que cette extase n'est pas du tout spirituelle.
Elle est triviale, même si on a la révélation de goûts décuplés.
Par contre, après, quand on reprend le cours normal de la vie,
qu'on a compris quelle chance on a d'avoir tous les jours de quoi remplir son assiette et sa panse,
il se produit un grand blanc, comme avant un nouveau film.
Et quand on replonge dans le cours des choses, alors là, c'est une explosion de lumière.
Pas du tout comme si on avait compris une énigme, gagné un test d'intelligence,
ou retrouvé un objet perdu longtemps cherché.
Ce n'est pas une réponse à un problème, une prière, un désir.
C'est une trêve. Une actualisation.
L'ajustement par le réel des scénarios compliqués de la vie.
Il ne reste que la lumière des projecteurs.
On a perdu l'habitude de réfléchir, l'appel du ventre a éliminé toute autre préoccupation,
tout s'est décrispé, désincrusté.
Le nettoyage intestinal a désengorgé, lubrifié et purifié l'intestin psychique.
De ce vide, l'action n'a plus besoin de nous, qui s'origine d'elle-même.
Le geste coule de source, pas besoin de préméditation,
les plans et les logiciels de calculs sont aux chiots,
les bilans et les grilles de prévision au compost.
Tout est prêt et propre comme après une grande lessive de printemps.
Tout ce dont on a besoin est là, rutilant.
Les casseroles brillent au soleil,
les draps blancs, les débardeurs, les culottes et les chaussettes claquent dans l'air vif,
les gens qu'on voulait pas voir ont disparu,
ceux qu'on aime se pointent gentiment avec le sourire,
et on a plus qu'à tendre la main, tout est là, disponible, qui s'offre naturellement.
On a plus en retour qu'à donner son corps aux actes,
et les choses s'enchainent toutes seules.
On est ébahi par cette fluidité, cette légèreté.
Et c'est là, à ce moment là seulement,
qu'on comprend spirituellement l'expérience du jeûne qu'on a vécu.
Et on découvre que le jeûne, ce n'est pas une tactique. Pas une posture.
Pas une technique de jouvence, pas une méthode, pas une pratique spirituelle.
C'est simplement, seulement, un rééquilibrage.
On est allé trop loin, on a passé des limites, on est gavé, on a exagéré,
on se croit au-dessus de tout, on est orgueilleux, vaniteux, imbus de sa vie.
Ou alors au contraire, on est dépassé, frustré, dévalorisé, dégouté,
on accepte pas son incapacité, sa faiblesse et on en fait une dépression.
Dans les deux cas, on frise l'indigestion de soi.
On a un besoin viscéral d'un contact avec ce qui n'est pas soi, l'anti-ego.
Et si on n'est pas complètement cloué au pilori par la machine qu'on est devenu
en laissant sa direction à la volonté de puissance, on prend la décision de jeûner,
d'arrêter d'en rajouter, de philosopher sur tout le dominé, le compressé et l'étouffé
qui se vérole à l'intérieur de soi comme un poison.
La méditation est une forme de jeûne.
S'assoir sans rien faire, un peu tous les jours, ne plus être occupé,
c'est vider les poids de la balance pour abandonner l'aiguillage au souffle.
Dans le silence du Moi, l'inutile perd de sa substance et s'évacue de lui-même.
C'est pourquoi ont dit que le Zen est au delà des mots.
Que le Zen, ce n'est que Zazen, l'assise.
Mais même là, on peut encore jeûner, encore diminuer.
Supprimer l'ascèse, le vouloir, la bonne posture.
Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus qu'à ne rien faire, qu'à laisser passer.
Les histoires accrochées à nos cheveux et nos basques s'affadissent et succombent,
comme un jardin qui n'est plus arrosé.
Héros ou ratés s'évanouissent comme des succubes.
On laisse passer, on est plus obstrué, et alors on entend.
On entend le flux de la vie.
On contemple, on se fond dans le flux, et alors,
on devient juste content.