Radeau intérieur
Un long temps dans le lit serré contre la roche, je savoure la chaleur sous les draps,
m'étonnant de ne pas exhaler d'haleine fumante dans l'air matinal.
Hier, une neige verglacée a répandu sur terre et goudron une pellicule éphémère d'un blanc pas franc, juste assez pour projeter le véhicule de mon voisin dans le fossé d'un virage en pente. Puis il a plu, d'une pluie dure lestée de cristaux déliquescents, martelée d'un ciel bas, uniformément gris. Ça et là sur les hauteurs, des nuages de vapeur grise plombaient la forêt. Il a plu très fort dans la soirée, si fort qu'assourdie d'extérieur, j'ai commencé à chercher au plus profond de mon ventre à temporiser les forces en cours.
Le son a commencé par le bas, du hara qu'on fait gonfler en zazen en poussant la respiration vers le périnée. Il s'est étendu, étiré gravement sur une ligne droite horizontale, avant de chuter en caracole légère dans une torsade de dièses et mineures. Un son long et guttural, mi animal, mi monacal, un « om » spontané porté par sa propre pulsion vers une extension maximale du souffle, perpétué sur le fil des cordes vocales comme un marin pousse avec obstination sur sa rame. Forte de cette prestance caverneuse pareille à celle émanée d'un monastère tibétain, j'ai laissé le son remonter lentement au plexus. La tessiture rauque s'est métallisée, la vague a perlé puis s'est fendue, j'ai désiré un tambour de peau. J'entendais l'écho d'un chant sacré de femmes antiques scandant des destins tragiques, matrones invoquant les esprits, vierges implorant l'avenir. Du tenor j'étais passée au contre-alto, étonnée de la plasticité de mes cordes vocales. Mais comment articuler ces deux niveaux sans crapahutements impromptus, sans rupture ?
Et ça continuait à monter, le fil improvisé de ma voix s'originant au plus creux des viscères. Les sons, expatriés d'émotions contenues, tissaient lacets et volutes en une sorte de bouclier sonore brandi contre le choc des éléments. Pour déboucher, comme à l'issue d'un tunnel, sur une résonance soprano s'envolant en drilles cristallines. Ma gorge s'est ouverte, libérant une arrière salle limpide, d'où des tridents clairs d'aigus s'évadaient en mélodie suave. Le chant, après avoir escaladé une nouvelle amplitude de tonalités, a envahi jusqu'aux contours de la yourte, se dressant contre la pluie, rond, spiralé et cascadant.
Je finis toujours par chanter quand la yourte n'est plus qu'un grand chahut, car alors je sais que personne, même pas les oiseaux, n'entendront ma voix. Et ce chant qui ose défier le martèlement de la pluie se fond au diapason avec le feu dansant dans le poêle. Ce petit feu et cette petite yourte, si chichement circonscrits, perdus dans la forêt rugissante dans un tel déluge, un tel vacarme, et ce chant qui monte, qui lutte contre la noyade et l'ensevelissement, devient comme un fil de lumière, une chaîne d'or s'enroulant au grand mât du tonoo, et résister, résister contre les ruades de la tempête, résister contre la peur d'être emportée par une lame déferlante. Ma voix devient alors un pont, un arc-en-ciel entre feu et eau. Lentement, la lutte cède, et l'harmonie, la complicité viennent. Alors, entre ma voix et la matière, au-delà de la passion exaltée, s'arrange une médiation, se conclue une alliance. L'eau concède au feu une boule d'espace, un sanctuaire, dont je goûte triomphalement d'avoir posé les limites avec seulement quelques trames de tissu. Le feu répond qu'il peut se contenter de se contenir, et je relâche ma surveillance, je lui autorise ses plus belles flammes, sans m'inquiéter de ses débordements. Et je chante, je chante à gorge déployée, sans cris, sans trémolos, un râle profond rapant les racines des tripes, un raclement d'ancre touchant les fonds marins, jusqu'à ce que mon radeau se soulève sur les flots et que j'aperçoive, ravie, l'œil du dauphin qui m'a pris sur son dos.
Dans la nuit, le vent s'est levé, la pluie énervée claquait les toiles avec fureur. Mais les bourrasques ont fini par chasser les grosses outres vers l'Est, et, au petit matin, les étoiles brillaient sous la couronne. J'ai écouté les rafales, émerveillée d'être encore une fois épargnée d'une chute d'arbre, d'un arrachage de toile, de ne pas m'être retrouvée nue dans la tourmente d'une yourte décapitée, une cuisse coincée sous une branche. Je sais tous les dangers, je les ai accepté. C'est le risque de la liberté, la loterie divine qui octroie sens et saveur.
Au matin, je m'étonne de la douceur dans la yourte. Hier, à la même heure, moins deux, aujourd'hui, douze. Hier, respirer dégageait de la fumée glacée. Maintenant, il fait presque chaud. Alors je prends le temps, je ne me précipite pas dans mes collants. Évidemment toujours autant de choses sont à faire, mais aucune de plus importante que de réaliser les rêves de la nuit, ces rêves éparpillés récupérés grâce aux réveils multiples. Je pourrais décréter que j'ai mal dormi et râler de cette langueur matinale, de ce ralentissement avant même le démarrage. Mais non, c'était avant, dans le monde des fous. J'ai dormi comme sur un bateau en pleine mer affrontant un gros grain. J'ai vécu l'aventure élémentaire, celle que j'ai choisi avec la yourte. Si j'avais encore un métier, un mari, des enfants, je me rebifferais du contretemps. Mais j'ai vidé la place pour des matins comme celui-là, des matins d'accalmie où tout semble rescapé, où la nature respire de soulagement.
Oui, je profite du mauvais temps, du ciel plombé, de cette eau qui a gonflé la terre et rempli mes bassines, qui n'est autre que l'émotion brute du ciel, à laquelle il est si émouvant de s'agréger.
Un état de totale disponibilité s'ouvre où s'introduit le nouveau jour.
Un espace d'absorption où je peux me délecter de l'amant perpétuel. Car c'est comme si j'avais fait l'amour toute la nuit, prise en tous sens, juste pour goûter ce moment du matin, la satiété et une immense affection. Si immense qu'avant même d'être debout, je tombe à genoux, et que, lentement, l'eau monte du feu du cœur et se répande sur mes joues. Une douce marée qui dure. Figée dans l'extase d'une union opérée dans ma poitrine entre, de nouveau et encore, ignescence et ressac. L'eau coule de mes yeux au fur et à mesure que chauffent mes entrailles. C'est un amour, un grand amour qui n'est pas né du désir, mais de la rencontre fondamentale où s'unissent les particules éparpillées. Un amour fusionnel où l'être se confond dans les principes de la nature, un amour qui guérit tout ce qui a souffert de se croire seule au monde comme une pierre qui chute dans l'abîme. Il ne reste que rédemption et réconciliation.
J'ai tout mon temps, sous la yourte, à laisser s'opérer fusions et effusions, à laisser bouillir l'athanor du cœur.
Ce cœur qui, un jour encore si proche, palpitait, nu, sanguinolent, sur la table du boucher, qui l'avait jeté là après me l'avoir arraché. Des années sont passées sans le dessécher, il est resté là pantelant sur le billard, abandonné dans son humidité violette, attendant que le soleil, doucement, vienne le réchauffer, bien que cela n'ait plus d'importance. Non, le chagrin des pertes, ni la dessiccation ni la putréfaction n'ont eu raison de ce coeur, c'est un miracle du soleil.
Il est resté là sur la planche du boucher parti à d'autres échafauds, abandonné dans son humidité violette, devant la fenêtre ouverte d'une baraque en ruine, et le soleil d'hiver, oblique, s'est penché sur lui. Quelques hivers succédés entre cœur brisé et lumière éternelle, et la lumière a tamisé son feu pour infiltrer lentement les cellules figées. Alors lentement, ce cœur de chair meurtri s'est transformé en cœur d'or.
Voilà pourquoi toute ma vie est là, dans cette petite yourte sans envergure,
avec ce cœur de feu et ces larmes,
car il n'y a que là, dans cette étroitesse,
que peut s'installer tant d'amplitude et de souveraineté.
( Dessins de Sylvie et Crésus, crayons de couleur et feutres sur papier.)