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YURTAO, la voie de la yourte.
5 mars 2013

Tenue d'hiver

Cinq heures, la chouette hulule sur la yourte.

Je me réveille doucement, ravie de la fidélité de l'oiseau, malgré la sale vie que lui mènent les riverains, avec leurs engins et leurs chiens. La lune s'est décalée, les étoiles scintillent dans la couronne. Le ciel est dégagé, il va faire beau,

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donc froid.

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Le poêle s'est éteint vers vingt trois heures, depuis, la température intérieure chute inexorablement.

Entre cinq et sept, au moment où j'émerge des limbes, dans le grand silence délicieux de la nuit, le thermomètre affiche au plus bas. Immobile, j'écoute la hulotte, qui circule entre quelques arbres sans que je comprenne la motivation de son trajet, en même temps que remontent les images de rêves.

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Je voudrais bien écrire, une grande disponibilité d'esprit conjointe à une pêche onirique fructueuse me pousse à cette heure vers mon stylo, mais il fait trop froid pour sortir un bras. Normalement, en évaluant la force du feu de la veille, l'heure à laquelle j'ai cessé de l'alimenter, l'éclat du ciel, la densité de mon haleine, la fraicheur aux joues, l'hygrométrie ambiante, j'arrive à deviner la température de la yourte. Et donc, celle du dehors. Ce matin, c'est confortable, j'estime entre trois et cinq degrés dedans, donc un peu moins de zéro à l'extérieur.

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Si j'avais fermé le chapeau de toile, j'aurais gagné deux degrés. Si j'avais rajouté la calotte en laine, encore deux degrés. J'atteindrais alors presque dix, un seuil confortable pour le matin. Mais je ne peux me priver des cieux sur mon pieu. Je ne suis séparée d'eux que par un millimètre de pétrole et de sel polymérisés en couche de PVC transparent, une de mes meilleures concessions à l'industrie chimique.

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Je sais maintenant, après tant d'années à combiner mon isolation, le nombre de couches de vielles couvrantes dont il faut enrober la yourte pour renforcer sa résistance au gel. Je n'ai rien calculé, juste observé. De même que je suis attentive à l'amélioration que chaque épaisseur de tissu apporte à mon corps, dans un juste compromis toujours révisé entre esthétique et bien-être, de même j'habille la yourte, sensible à toutes les variations internes de l'atmosphère dans l'habitacle.

Maintenant bien réveillée, je renonce à retenir mes résidus oniriques et commence à préparer l'action de la journée. Le plus souvent, le travail nocturne inconscient a déblayé le terrain : les murmures sont devenus transmissions, les interprétations, clarifications, les gestations, résolutions. Il ne reste qu'à tout accorder avec le temps. La saison détermine les heures de lumière disponibles, la météo impose dehors ou dedans, la température étalonne la quantité d'énergie à prévoir. Tête à peine sortie de l'édredon, j'aperçois alors le dragon du productivisme sur le seuil qui attend sa pitance matinale.

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Il ne m'ouvrira la porte que si je m'engage à réaliser au moins une tâche effective ce jour là.

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Certains possèdent cabots et canins, je me cantonne avec délectation au sang froid de mon petit lézard, de mon laid crapaud et de mon insatiable dragon, que finalement je préfère à mon agenda électronique. Lui, le goulu dragon, je l'apprivoise au fil de tractations très philosophiques sur les bienfaits de la lenteur, de la promenade, de la non-rentabilité, je lui vante les joies de l'inutile et du manque d'ambition, qui seules permettent la vraie tranquillité. J'éduque insidieusement mon dragon toujours impérieux à concéder son obole à la décroissance, c'est ainsi que j'obtiens, sans le vexer et surtout pas le fâcher, de plus en plus de jours vacants, des jours évadés où il me lâche les baskets.

Alors je peux commencer à préparer mon corps à la sortie du lit. Je n'allume pas le poêle les matins de semaine, vu qu'ensuite, je descends travailler.

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Le lever est donc plutôt sportif.

Sur moi, allongée, huit couches textiles : un drap de lin, une couette en fibres de cellulose et une couette en duvet d'oie, chacune enrobée d'une housse de coton, plus une couverture de laine tricotée main en patchwork. Un échafaudage douillet et efficace qu'il faut quitter. La transition, selon la qualité du repos, peut varier entre cinq et trente minutes. Première étape, attraper les vêtements. Ils sont boulottés en ordre de rhabillement sur le petit fauteuil entre poêle et matelas, à un jet de bras. J'extrais donc main, bras et épaule pour rapatrier sur les couvertures ce qui va vêtir le haut du corps, plaçant la première chemise sur le dessus. Et je remballe vivement dans la chaleur ma chair pincée au vif, pour un bon moment. Quand j'ai récupéré le bon niveau de chaleur, seconde étape : enlever la chemise de nuit. Facile, à condition de s'y prendre en deux fois : d'abord en remontant le tissu sur les reins, pause frileuse, ensuite, par-dessus la tête, ce qui oblige à se soulever, et donc à laisser filtrer un courant d'air glacial dans le nid moelleux. Première grande vulnérabilité, premier acte de courage de la journée. Ensuite, trouver l'encolure et le devant, remonter le bassin, reculer l'oreiller, et si bien visé, enfiler. Il m'arrive de rater, enfilant la tête dans la manche si j'ai compté sur le clair de lune, sans allumer ma bougie. Secondes en trop offertes au froid qui en profite pour s'engouffrer dans cet imprudent bâillement. Mes rêves sont maintenant bien envolés, je suis totalement investie à négocier avec la rudesse du nouveau jour, point encore levé. Justement, j'ai horreur qu'il me devance.

Le premier tee-shirt enfilé est si gelé qu'il provoque instantanément un choc réactionnel du thermostat interne : la peau se rétracte, les cellules superficielles protestent et ameutent les copines, je frissonne un bon coup. L'arrière-garde nerveuse s'agglutine sur le front épidermique et décoche des flammes rageuses. En deux petites minutes, le corps compense les degrés manquants au tissu. La réaction de chaleur est jouissive. Le plus dur est fait. Au fil du temps, j'ai appris à privilégier les sous-vêtements molletonnés dont les fibres contiennent de la laine, car le coton gelé flanqué sur un épiderme endormi est aussi agréable qu'une lame de métal. Si je préfère toujours le blanc pour la première chemise qui colle aux formes, la deuxième, plus épaisse et plus large, couvrant confortablement les reins, entame la dominante de couleur du jour. Toujours basée sur un symbolisme profond, la couleur de ma tenue évolue à mon insu dans l'écoulement du temps, traduisant mes états d'âme.

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Quand j'ai porté une couleur suffisamment longtemps, elle s'efface d'elle-même et la suivante survient. S'il fait beau dans l'après-midi et que je bosse dehors, il est possible que j'enlève des couches jusque là, et j'aime alors rester dans le ton qui s'est imposé. La récupération thermique de la deuxième épaisseur est plus rapide, ou alors, c'est moi qui suis plus pressée. A ce stade, je me redresse sur mon céans pour enfiler plus consistant : les tricots de laine, soit un pull et un gilet. J'ai abandonné depuis longtemps les vêtements de midinette qui laissent toujours le ventre ou le haut des fesses à l'air au moindre coup de reins, je préfère désormais mon long gilet d'ouvrier à fermeture éclair, ample et pourvu d'un bon col en fourrure, que je serre sur un foulard tout doux enroulé deux fois autour du cou et dont les pendants se croisent sur la gorge. Dés que j'entends le bruit du zip fougueux que je stoppe au menton, je me sens en sécurité. Mazette, pourtant, il fait vraiment froid !

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Mais je suis prête, j'ai ménagé mon moteur qui, bien reposé, apprécie maintenant la dynamique du démarrage. Après avoir vaguement discipliné ma longue tignasse dans un peigne à ressort et glissé les livres de la soirée sous la tablette, je déclenche le starter, car voici le moment décisif, l'expulsion du bassin hors de la capsule d'hibernation, avec pivotement sur le tapis, et précipitation dans culotte et collant abandonnés sur la lirette. C'est le seul moment où une surface conséquente de peau est exposée brièvement à l'air glacé. A force de petits matins frileux, le timing est devenu olympique. Ensuite, je chausse mes guêtres, que je fabrique moi-même en récupérant des manches pendouillardes de vieux pulls, auxquelles j'ajoute un élastique pour empêcher la glissade sous les genoux. Je ne réserve les accordéons entre mollets et chevilles qu'aux exhibitions de coquetterie. La guêtre étant par définition un bas ouvert autant en haut qu'en bas, je rajoute une paire de chaussettes sur le collant où la rabattre, et un jupon qui rejoint le genou. Enfin debout, je peux attraper ma jupe suspendue au hamac, jupe basique mi-longue qui, suivant ma résistance, sera en lin, en laine ou en velours. Dument couverte, sans trainer, je plonge alors ma figure dans l'eau de la bassine. Sursaut garanti. Puis je me tamponne à toute allure avant d'enrouler une écharpe moelleuse autour du cou, couvrant menton et oreilles, passer l'anorak, enfoncer mon bonnet tibétain sur la tête ( le seul qui accepte des barrettes dans ma chevelure), lacer mes chaussures de marche dont les coutures lacérées commencent à bailler, et enfin, enfiler mes mitaines. Je secoue et borde mon lit dans le même élan et me voici fin prête pour déjeuner, sachant qu'à peine avalée ma tisane de sauge ou de bruyère, préparée la veille sur le poêle et conservée en thermos, j'aurais déjà trop chaud dans mes cinq couches de vêtements, malgré les trois ou quatre degrés ambiants !

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Avant, il y a longtemps, quand j'étais encore une urbaine entravée oscillant entre neurasthénie et hystérie, je n'aurais jamais imaginé pouvoir vivre tranquillement ma vie à des degrés si bas.

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Je croyais comme le peuple de chez moi qu'il faut au moins 18 degrés constants sans interruption pour un minimum de confort chez soi. La yourte, la vie dehors, le contact avec la nature et les saisons, ont tout changé. Progressivement, j'ai supporté des températures de plus en plus basses. Sauf le soir. Avec la fatigue, c'est différent. Le soir, j'allume mon tas d'aiguilles de pins et de brindilles et le feu bondit immédiatement. Dans la petite yourte, en dix minutes, l'air prend dix degrés de plus. Au bout d'une demi-heure, j'ai enlevé trois couches, au bout de trois quarts d'heure, je n'ai plus rien sur moi, et là, vraiment, j'apprécie la chaleur comme un bon bain relaxant. J'ai appris à doser la vivacité des flammes pour éviter l'étuve tout en cuisant ma soupe. Tout un art ! Je considère le feu comme un compagnon, pas comme un dû, démarquée de la masse moderne qui appuie mécaniquement sur des boutons neutralisant toutes différences de températures et toute allusion à l'origine de l'électricité. Chaque degré gagné vient d'un arbre que j'ai débité, chaque vêtement enlevé d'une bûche que j'ai scié. Ou mon petit chéri.

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Et si vraiment je rentre trop tard pour allumer mon feu, alors il me reste la bouée des naufragés, la coqueluche des paillasses : la très rustique et très efficace bouillotte. Une île de chaleur au milieu d'un océan de glace.

Finalement, c'est facile d'être heureux.

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De mettre du sens entre bois mort et confort, entre pieds qui grelottent, bouillotte et arrêt de tremblotte.

Ça n'a rien à voir avec l'argent, mais alors vraiment rien de rien.

Je sais bien que cette façon d'apprécier des insignifiances dédaignées et de tisser ma vie avec des liens de rien me vaut le mépris des « winners » de la performance et de l'innovation hightech perpétuelle, les sarcasmes des poly-consommateurs dopés aux psychocracks hypnotiques et anxiolytiques, mais c'est ma vie et je l'aime, je ne sais pas le dire autrement qu'en la regardant avec attention, percluse d'admiration pour ces cadeaux magnifiques d'une simplicité confondante déposés à chaque instant aux portes de ma perception.

Il fait froid oui, mais en sortant de ma yourte, je devine les boutons jaunes des crocus qui n'attendent qu'un rayon de soleil pour s'épanouir, et au bout de la restanque, le camélia adossé au rocher qui n'a jamais donné autant de fleurs.

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Au bout du sentier, je m'arrête pour converser avec le rossignol qui, perché sur une haute branche, chante ses premiers trémolos, fluets et suaves.

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Et lui, le petit rossignol qui n'a que ses plumes et son sifflet magique, et moi, la grande gourde engoncée d'habits, on se répond, toniques et intimes comme des amoureux à peine déclarés,

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dans la belle aurore qui sent déjà le printemps.

tracas avorté

(dessin de Sylvie, gouache et feutres sur papier.)

 

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Commentaires
T
Superbe récit. Merci.
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A
oh, j'oubliais : j'adore vraiment tes dessins !!!!
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A
C'est super la façon dont tu décris cela. On comprend mieux pourquoi autrefois, les familles dormaient tous ensemble pour se tenir chaud ;-)<br /> <br /> Plutôt que de sauter dans tes vêtements gelés, ne pourrais tu les glisser auprès de toi dans la chaleur de ton lit ? au moins les premiers vêtements que tu dois enfiler ..<br /> <br /> J'espère que la température ne va pas descendre encore, ce qui est le cas en Ile-de-France, du jamais vu à quelques jours du printemps ..<br /> <br /> Tiens, je vois en levant le nez que d'autres personnes ont aussi suggéré que tu mettes tes vêtements au chaud sous ta couette .. <br /> <br /> Bisous Sylvinette ! vivement le printemps, quand même !!!! :-)
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D
Sylvie tu me fais frissonner ....... d'envie.Comme "Stargirl" je prends les vetement avec moi, mais tres souvent ils me servent d'assise a l'oreiller puis l'oreiller dessus.<br /> <br /> Vivement l'hiver prochain. dominique
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F
Sylvie, tu es la connaissance, je t'admire, je te rejoints dans toutes tes analyses..<br /> <br /> Bisous et à +++
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YURTAO, la voie de la yourte.
YURTAO, la voie de la yourte.

Fabriquer et habiter sa yourte, s'engager et inventer un nouvel art de vivre. Vivre le beau et le simple dans la nature.
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