Ga-Ja. Du commencement à la fin.
Au début, il n'y avait personne.
Je ne sais pas si j'étais la première, parce que s'il y en avait d'autres, ils se cachaient.
On nous ignorait parce qu'on choisissait des endroits reculés.
On bricolait nos vies.
On ne le criait pas sur les toits,
personne ne nous talonnait, c'était une démarche personnelle intime et mûrie.
Pas une orientation professionnelle ou une vocation, plutôt une inspiration.
Une solution parfois à une situation compliquée, à trop d'embarras et d'absurdités, une réponse limpide comme un haïku qui s'impose lors d'un voyage à pied, loin des tracas de ce qui ne correspondait plus à rien.
Je ne connaissais personne d'autre avec ce genre de dispositions, cette ligne d'horizon.
La solitude de démarrer quelque chose qui n'a jamais existé avant, dans cette culture où je suis née, je sais maintenant qu'elle germait comme une touffe de crocus en sortie d'hiver, la même variété dans des jardins séparés, aux quatre coins des campagnes d'Occident.
Je n'ai rien demandé, puisqu'il fallait tout inventer.
Personne ne m'a aidé parce que personne n'y connaissait rien. Je n'ai pas cherché chez les gens, seulement dans les rares livres où se décrivent les belles mœurs, et dans ma tête, où s'imaginent les bonnes histoires. Je voulais trouver quelque chose de nouveau avec de grosses racines ancrées dans le passé,
quelque chose de très éprouvé chez les anciens mais inédit ici,
une veille sagesse capable d'irriguer l'insipidité de l'impérialisme technologique.
Je n'ai pas cherché de maître, de toutes façons il n'y en avait pas, même chez les spécialistes du domaine pour qui c'était l'ignorance totale.
Alors je l'ai réalisé sans mesures, au pif, au jugé, à l'intuition.
J'ai cru accoucher d'un escargot, ou d'une tortue, mais en vrai,
c'est un éléphant.
A cause de la prudence et de la sagesse.
A cause de l'immuabilité, et toute cette fragilité et cette pudeur forgée en stabilité.
A cause de l'assise que ça a donné à ma vie et de la force qui m'est venue.
Si je me suis cachée, c'est pour des raisons privées, pour fuir du trop plein, pour survivre, pas parce que j'étais illégale et encore moins parce que c'était interdit. Ça ne pouvait pas être interdit puisque ça n'existait pas dans ce pays, les gens ne savaient même pas ce que c'était. Et jusqu'à aujourd'hui, je n'ai jamais été illégale, malgré qu'ils ont plusieurs fois essayé en s'y mettant à plusieurs dans les hautes sphères du pouvoir. Je me cachais pour ne plus les subir, mais ça n'a duré que quelques années de havre, jusqu'à ces hordes d'hélicos partout pour débusquer et piéger.
Cette ère de l'inconnu, de l'invisible, d'habiter dans l'inconnu incognito,
c'était vraiment la meilleure.
On ne pouvait savourer ce défrichage consciemment que si on était déjà habitué à prendre son temps.
Quand je montais mon barda tout en haut sur un pic isolé,
j'en entendais glousser :
cette femme est dingue, elle a une énergie de dingue.
Certains qui fumaient beaucoup sans doute.
Je ne prenais pas de photos, je ne publiais rien sur Internet qui était encore confidentiel, je n'en parlais qu'aux intimes qui côtoyaient ma concentration, à ma famille du bout des lèvres, et je n'invitais personne. Je voulais seulement la tranquillité. Je n'allais en faire ni de l'argent ni un métier, ça ne m'est jamais passé par la tête que ça puisse être autre chose qu'un art de vivre heureux, comme l'enchantement de retrouvailles d'amoureux.
Au début, on n'en voyait nulle part.
Même pas à la télé, que je n'ai jamais eu. Seulement dans des livres d'explorateurs. Ça venait de loin, de très loin, des confins, et pourtant c'était déjà comme infusé dans mes mains. C'était une incongruité et une évidence en même temps, un vase magique pour contenir sa vie qu'on pouvait fabriquer soi-même.
Comme il n'y en avait pas d'autres autour, créer de rien, de zéro, du vide, coulait de source. Pas moyen de copier, de voler des infos, d'acheter des plans, de solliciter des conseils, de surfer sur forums spécialisés. Pas d'experts, pas de tuyaux sous la manche. Personne ne savait. Je me consultais moi-même, dans la débrouille, ne pouvant grappiller de ressources qu'en soi. Je traduisais dans le vif de la matière, avec mes dix doigts, des formes surgies de visions hypnagogiques et de rêves éveillés.
Mais s'il était facile de projeter le rêve dans la texture du vivant, jamais je n'aurais pu imaginer à ce moment là ce qui arrive aujourd'hui, comment tout est en train de dégénérer.
Même si mon troisième oeil s'est ouvert depuis, je n'avais pas l'intuition extra-fine des éléphants qui, le 26 décembre 2004, à l'approche du raz-de-marée, se sont libérés de leurs chaînes pour charier leurs dresseurs dans les forêts hautes de l'île de Pucket...
Et je ne voulais pas supputer cette violence et cette guerre qui fait couler désormais l'encre des médias, au détriment de gens simples déshabillés dans les tribunaux pour avoir oser la différence.
Je ne me suis sentie menacée du viol de mon dernier refuge que lors du déballage sans décence dans un prétoire, et à chaque fois que j'ai consolé les rictus épuisés des accusés que j'accompagnais. Les premières années non, heureusement, car si absorbée que je ne voulais pas savoir comment le système, dés qu'il détecte un fuyard, déploie ses tentacules ; ni de quelle pression impitoyable il est capable pour broyer cette petite chose que j'ai trouvé si pure et si belle il y a presque vingt ans.
Il y a eu à peu prés cinq années de grâce.
Après, en seulement quinze années, l'escalade vers le pourrissement.
Quinze années pour que le dévoilement attire les marchands et que tout soit corrompu jusqu'à la moelle.
Quinze années pour orchestrer le sabotage de ce qui aurait pu nous sauver.
J'ai vécu toutes les étapes.
D'abord les étonnés, puis les curieux, puis les charmés, puis les conquis, puis les copieurs, puis les calculateurs, puis les récupérateurs, puis les jaloux, puis les empoisonneurs, puis les procureurs, puis les expulseurs, puis les législateurs à la solde des lobbies et bientôt, la terreur, qui fait déjà retourner les justes profondément dans des tanières dissimulées le plus loin possible des journalistes.
Un cycle court, très court par rapport aux trois mille ans d'histoire derrière.
Maintenant, tout le monde sait ce que c'est, il y en a partout.
Les justes qui pratiquaient la discrétion se replient plus loin,
mais les vendus s'étalent sans vergogne pour capter le plus offrant.
C'est l'effet de la mondialisation, ce que le mensonge nomme démocratisation.
C'est à dire confisquer aux pauvres ce qu'ils ont inventé de mieux pour continuer sur terre,
le raréfier pour en faire un objet de luxe excitant les convoitises,
puis l'industrialiser et le revendre standardisé et aseptisé aux bourgeois,
à la classe moyenne salivante et suante.
On ne pourra pas revenir en arrière.
Au temps de la paix et de la liberté, des terres ouvertes.
Cette toute petite paix et cette toute petite liberté arrachées quelques toutes petites années au fanatisme des prescripteurs de démolition, qu'on s'est offert loin d'eux en cachette, quand ils étaient tellement occupés à saturer le peuple disséminé devant une foule d'écrans neufs plein de clignotants lumineux.
On ne pourra pas recommencer comme au temps de la découverte et de l'enthousiasme.
On va devoir, comme d'habitude, constater les dégâts.
Et la façon toujours aussi perverse dont les gros s'y prennent pour briser la vie des sans-.
Et comment, par le règne contaminatoire de la quantité et de l'avidité,
leur cancer gangrène le corps social.
On a cette vision,
on voit la mécanique en jeu, les épouvantails en action, on comprend le processus de désossement de la carcasse, mais on ne tient ni le marteau, ni le couteau, on n'accompagne pas le chaos. Pas par réaction, ni même par rébellion. Par simple penchant atavique à la salade sauvage au bord d'un sentier embroussaillé. Penchant non négociable.
Ensuite, on peut regarder un peu plus loin que cette corruption et deviner qu'après la défaite,
quand seront prostitués les restes d'innocences et d'espoirs dans les tripots du matérialisme, viendra l'heure de prendre soin du travail accompli dehors et de le replier, de le soustraire au visible, afin que sa dimension cosmique puisse se déployer à partir du dedans.
Dans le secret du cœur, là où personne n'ira débusquer son trésor pour en faire une hache de discorde. Contre l'acharnement à écrabouiller toute forme émergente repérée, à rendre illégales toutes résiliences populaires, à interdire tout ce qui ne peut être emballé dans une boite numérotée, il restera la fidélité aux débuts : un rêve de liberté très profond que rien n'empêchera, car sa source vient de loin, très loin, des confins.
Ces confins là, ce n'est pas l'envers de la mappemonde, c'est le tréfonds immuable de l'humain.
Un endroit où le mandala fondamental est son propre abri, qui surgit comme un soleil dans les ténèbres de la psyché quand tout doit être guéri. Un endroit où personne ne pénètre sans que l'être ne s'ouvre.
Un creuset où est nichée la yourte intérieure,
l'inviolable espace qui sert à respirer et à rire.
Un diamant dans le front de l'éléphant,
qui éclaire la Voie quand je suis sur son dos,
délivrée de l'angoisse des temps.