Trouvailles en campagne

Quand je cherche le long du chemin maintes fois foulé, le bout de plante,

le caillou ou la texture de glèbe qui viendra agrémenter l'œuvre du jour,

j'aiguise le regard dans les pauvres broussailles des fossés.

Bien que la forêt d'ici soit en mauvais état, je ne regrette pas de ne pouvoir puiser dans la forêt amazonienne. Telle qu'elle est, j'aime ma forêt.

Je vais dénicher dans ses entrailles les plus improbables trésors,

cachés dans la pénombre des arabesques sylvestres et des fouillis cavernicoles.

Abandonnés sur le chemin ou désincarcérés de leur milieu naturel, ces oisifs effacés tapis dans le décor, invisibles car trop anodins, sortiront de l'anonymat quand, sur un bout de terre balayée, je les structurerais en nouveau mandala. N'importe quel contexte un peu altéré peut révéler les plus piètres matières sous de nouveaux auspices. J'en trouve en plongeant dans le minuscule ou l'immense, en rampant ou grimpant, quand je m'allonge sous un grand pin ou m'assied au milieu du ruisseau, quand je cherche des champignons et trouve une salamandre, quand je me perds et tombe sur une colonie d'orchidées, quand je me désole d'un orage impromptu et déniche une grotte

ou un dolmen salvateur.

Les châtaignes commencent à tomber,

les raisins oubliés sont à grapiller, les mûres ont séchées,

les baies de phytolacas luisent sur leurs tiges purpurines,

les rigoles de la yourte baillent pour la prochaine pluie,

la brouette ne va pas tarder à reprendre du service

pour tracter le bois de chauffage,

les feuilles virent au jaune,

et je guète l'embrasement des couleurs.

Un grand cercle de cinq mètres de diamètre dégagé du milieu des fougères,

rogné sur le rocher, est prêt.

Un mince fossé le borde, ceinturé de pommes de pin.

C'est l'emplacement d'une yourte.

Un espace à sacraliser en commencant par le plat du sol.

Ce fond, c'est ma toile de peintre,

où je battrais la semelle quand sera installé dessus le mandala en relief,

la prochaine tente.

Dans quelques jours, les érables et le liquidambar vont éclater de lumière dorée,

me plongeant en extase. Grosse de l'incendie qui se prépare, j'attends l'éclosion de ma palette de couleur comme une mère attend la naissance de son enfant. Ma palette s'étend jusqu'où je peux marcher ou pédaler. C'est grand. Largement suffisant pour plus qu'une vie.

Non loin, coté forêt, à un peu moins d'un kilomètre du camp, grâce aux longues pluies de printemps coule doucement la sourcette.

Au-dessus, vers les osiers, les flaques martelées par les sangliers

brillent en minces plaques argentées.

On croirait de l'huile de vidange larguée en pleine nature par un indélicat, mais c'est probablement une sorte de mica en suspension. La pellicule de surface renvoi la lumière comme un miroir. Parfois des bulles d'air remontent et se coincent, prisonnières de la nappe minérale, dessinant les perles d'un collier perdu.

Toutes sortes de fougères étranges, (touffes de Dryopteris et de Polypodium surtout)

encadrent l'abreuvoir des sangliers, fanges humides bordées de racines noueuses. Je ne peux arriver à cet endroit qu'en suivant leurs pistes, souvent à quatre pattes. Les traces sont profondément imprimées dans la boue noire ou ocre. Le bas des arbres où ils se frottent les poils du dos sont râpés et délavés. Suivant l'état des gouttelettes de boue aspergées sur les bruyères, je devine à peu près quand ils sont passés. Depuis qu'un grand pin s'est renversé,

ouvrant sous ses racines une large et fraîche cavité, le goutte à goutte filtrant de la restanque a creusé un véritable bassin, manne des animaux.

La sourcette débite cinq litres au quart d'heure,

permettant une pause fructueuse avec les bouteilles au milieu des joncs.

Les oiseaux me laissent les contempler plus près que d'ordinaire.

La sourcette coule au bout d'un vieux tuyau qu'il faudrait nettoyer en profondeur.

L'eau ferreuse imprègne et amollit la terre dessous, la rendant orange vif, brillante et gluante.

Deux mètres après, le filet de houille remplit un creux où s'ébattent les têtards et s'abreuve une faune furtive. Cette fois, je ne viens pas récolter l'eau, mais la terre. Cette fois, je ne désaltère pas la soif de mes tripes mais celle de la création. Je prends du orange dans la fange. Je régule le flux en désengorgeant la vase accumulée. Mes mains sont oranges, visqueuses. Je ramène l'orange dans un seau.

Je le monte chez moi où attend le nid.

Au centre, un lit de sable de gré beige clair, récupéré à la cuillère dans un tournant de la piste.

Autour, cercles de brindilles de pin enchevêtrées, cubes de bois en dessiccation,

rhizomes secs et noirs de fougères déracinées, branches de pin dépouillées. A partir du nid, des lignes de poussière d'anthracite dessinent quatre pétales de la grande fleur en gestation. Je verse ça et là, à l'intérieur des courbes noires, quelques tasses de gelée flamboyante.

A onze heures, quand le soleil passe le grand pin, l'orange a un peu séché,

 

et soudain, les pois rutilent, libérant la puissance de la rouille.

Trois jours plus tard, une ondée fera disparaître toute trace de couleur.

Alors j'irais chercher le minerai directement là où je l'ai repéré dans les bois.

En récoltant les pierres de fer, je trouve dans le schiste noir voisin

des fossiles de fougères datant du carbonifère.

Éblouissement.

C'est ainsi qu'on veut se faire son petit land art pépère et éphémère pour défier le temps et se suffire du présent, et voilà qu'en pleine déambulation tranquille, une simple pierre effritée a le pouvoir exorbitant et vertigineux de faire chuter dans un tunnel de 350 millions d'années.

Enfin, sur le chemin du retour, je trouve sur la piste une femelle orvet, une malheureuse et inoffensive lézarde sans pattes ( "Anguis Fragilis"), le ventre percé par où est accroché son bébé.

Je n'arrive pas à comprendre le drame qui s'est joué là.

Tristesse et perplexité me saisissent.

Qu'est-il arrivé à cet orvet? 

Ses autres petits ont-ils été devorés

ou sont-ils encore dans son ventre?

Où est l'oeuf du petit orvet mort qui lui est encore attaché ?

Quel drame sur la piste ?

Comments

[sabnic]

... ou quand l'oeil sait voir, le nez sentir, les oreilles écouter, les mains toucher et le coeur ... vibrer ! très bel article, hymne à la nature, à sa force et à tous ses bienfaits , bravo !

[Géraud]

L'art est ta nature ! (ou l'inverse...)

[fanny]

Il est trés beau ton mandala Sylvie. Merci pour toutes ces nouvelles de ta forêt .

[sistaleah]

merci pour ce magnifique voyage d'Automne!

Toujours là pour nous ramener à la Nature!!!!

plein de Force et d'Amour...

[rikikipousspouss]

c'est vrai que tu as l'art de dénicher des merveilles,de nous faire partager ces trouvailles , l'essence même de ce qui nous entoure, avec sa beauté ,sa magie ...

Bon vent à toi et peut être un jour ensemble sur les chemins oubliés.....