Du trop: limites de l'abondance
La contrainte principale de l'auto-construction de la yourte,
de l'art en nature et de la relocalisation décroissante,
est de ne prélever ses ressources que là où on se trouve, dans les conditions restreintes du quotidien.
Ne pas aller chercher la matière première dans d'autres contrées, ne rien faire voyager.
Ne déplacer ses récoltes que dans l'orbe des capacités physiques du transporteur, sans recours aux énergies fossiles. Se débrouiller dans la proximité, avec la lenteur et la pesanteur naturelle. Approcher avec respect et gratitude le monde végétal et minéral qui partage la même terre nourricière, avant de pénétrer et fouiller son immobilité, son apparente passivité.
En s'éloignant de chez soi pour prélever sur d'autres horizons, on s'imagine foisonnant ce qui existe ailleurs, on croit que plus de propositions garantira un meilleur choix.
La plupart des chercheurs, de vérité, de développement, d'enrichissement, de réussite, croient que l'accumulation d'opportunités est la solution du mieux et l'assurance de l'optimum. Le corollaire virtuel de cette croyance serait que plus le mental dispose d'images, plus il approfondit sa vision. Comme si la distance, la quantité et le volume conquis, l'étirement du champ d'action et de prédation, la prolifération des formes, pouvaient entraîner logiquement l'élargissement de la conscience et l'épanouissement dans la réalisation. C'est souvent une illusion, renforcée par les sirènes de la globalisation.
Un tel élargissement se trouve en réalité dans la seule conscience sans objet, sans image, celle qu'on peut découvrir dans l'espace intérieur de la matière et de l'esprit, au milieu du silence et de la méditation. Ce qui n'a rien à voir avec cette conscience désabusée par la généralisation de la disposition libre et de la transparence, qui croit avoir tout compris parce qu'elle a réussi à piéger la totalité de la connaissance en une succession de clics domestiques.
Quand le mental sature d'informations et cherche instinctivement à se décharger de la profusion, il confond trop souvent vomissement et soulagement avec renaissance et éveil, décongestion avec illumination.
Quand on pousse ses limites spatiales, on découvre surtout beaucoup de surfaces. Les moyens de circulation et la multiplication de la vitesse ayant envahi l'espace et standardisé l'expansion, ces surfaces ne sont plus que des paysages sans terroirs, des agglomérations décentrées, distendues, noyées sous des clignotements incessants, saturées de ronds-points et d'échangeurs chauffés à blanc,
La vastitude de l'offre dilue la vue dans un grand flou.
L'immensité piégée compresse et ratatine le cerveau.
L'étendue saisie au grand angle n'est plus qu'un puzzle assemblé au scotch, lissé et laqué au laser, et le monde un show-business qu'on mate en feuilletons. L'important étant qu'on passe à la caisse et que le toujours plus qui fonde le capitalisme soit validé sans discuter. Mais alors, ainsi déballé, le vaste monde devient comme un miroir exposé en plein soleil : il aveugle.
En colonisant l'espace, en multipliant potentiel, conquêtes, acquisitions et innovations, on croit s'affranchir du train-train, de la mesquinerie, des ornières, des liens décevants de sa petite vie qu'on finit par juger étriquée, minable ou médiocre,
parce qu'il est plus facile de se fier à l'opinion manipulée par les nantis méprisant tout ce qui ne brille pas, et qu'il s'avère difficile d'écouter comment la simplicité du cœur peut procurer du bonheur.
Rencontrer beaucoup de gens, dit-on, c'est s'enrichir. Beaucoup voyager, dit-on, c'est s'enrichir. Beaucoup étudier, dit-on, acquérir beaucoup de connaissances, c'est s'enrichir. Sortir de chez soi, de son bourg, de sa ville, de son pays, consommer tout azimut, goûter à tout, c'est aller, dit-on, à la rencontre de l'autre, s'enrichir de ses différences, qu'on se dépêche de normaliser et rentabiliser. Ainsi, plus on est ouvert, disponible à toutes les occasions, plus on devient riche et plus le statut social s'améliore. Dit-on. Et tous les gourous de l'abondance de vanter l'ouverture, prenant les courants d'air pour le souffle divin.
Mais l'ouverture spirituelle n'a vraiment rien à voir avec l'ouverture des marchés.
Ce qu'on voit en réalité, c'est l'inflation de la séduction pour exciter des besoins factices exponentiels, beaucoup de gens « en relation » qui ne savent plus ce qui les relie, beaucoup de rencontres et peu d'amour, beaucoup de désirs et peu de satisfaction, beaucoup de kilomètres avalés et peu d'évolution, pléthore de techniques révolutionnaires mais plus de sens critique et encore moins de bon sens, des pressés qui n'ont plus le temps de rien et se contentent d'allonger leurs listes d'amis virtuels et de fichiers multimédias, des foules d'individus « libérés et autonomes » moulant leurs identités sur les tendances psychologiques du conformisme culturel de masse, et la rationalisation desséchante des émotions.
Si on quitte son aire de vie parce qu'on s'ennuie avec soi-même et ses proches, il est probable que le même processus recommencera ailleurs, un peu plus loin,
dans un autre décor, passés les quelques moments à s'ajuster aux nouvelles contingences. Après l'éphémère exaltation produite par le coup de fouet du changement, le même comportement d'enfant gâté qui croit que tout est toujours mieux chez le voisin reviendra très vite. S'il suffit de bouger pour obtenir tout ce qu'on veut, peu importe les conséquences de ses actes. Inutile de se croire responsable du présent puisque demain ne m'y trouvera plus. Épuiser l'endroit où l'on habite de ses sources d'excitation et déménager (le plus souvent en s'appropriant des territoires déjà habités) dès que la tension retombe, c'est la politique de la terre brûlée. L’extrême inverse du nomadisme traditionnel, où le déplacement garantit le non épuisement des ressources.
Alors que dans le peu, le petit, le pauvre, parfois le piteux,
le regard se resserre, la conscience se focalise, la concentration s'approfondit, l'intuition décode reliefs et hiérarchies, permettant au détail d'organiser l'épaisseur, qui s'avère profondément radiculaire.
Attentif au battement d'aile du papillon capable de déclencher une catastrophe à l'autre bout de la planète,(métaphore de l'impact terrible des POP, Polluants Organiques Persistants, organochlorés et autres poisons dont la toxicité infinitésimale dans l'air contamine le plancton et se transforme en bombe à chaque échelon de la chaîne alimentaire ), curieux de la façon dont l'univers tout entier se cristallise au fin fond d'une feuille ou d'un moustique,
C'est pourquoi les interconnexions de l'écosystème se saisissent au préalable dans l'immersion circonscrite à un territoire limité.
En matière de quête, qu'il s'agisse d'un motif artistique, d'une personne, d'un lieu ou d'une filière, trop de possibles paralysent la volonté. La conscience aiguë que se décider à choisir parmi la multitude fera perdre tout le reste, loin de l'orienter, fige le désir. Personne ne peut être absolument certain, malgré de longues cogitations, qu'il a joué le bon coup dans une partie qui rebondit sans cesse. L'abondance fait ruminer, spéculer, chiffrer, délibérer, mais repousse sans cesse la décision, jusqu'à ce que les supputations finissent par tourner à vide.
Devant une montagne de gâteaux dégoulinant de crème, soit on perd l'appétit, tanné par la nausée, soit on s'empiffre jusqu'à l'indigestion. L'abondance attire les goulus qui, dans les vernissages mondains, se jettent sur les petits fours. C'est gratuit, il y en a beaucoup, alors on avale pour remplir, se gaver, pas pour savourer et certainement pas par faim.
Rares sont les tempérants sachant résister à la séduction de l'abondance, à l'extension sans fin du désir. Devant l'abondance, le désir s'étiole dans une complexité inextricable, fatigué de ses vaines tentatives de symboliser des objets qui ne sont plus significatifs mais uniquement cumulatifs.
Et c'est seulement à partir de là qu'il est possible de desceller dans les petites choses familières qui tissent nos plus simples journées, le merveilleux du quotidien.
A partir de là qu'on peut décider de ses vraies valeurs,
de ce qui manque vraiment
et de ce qu'on peut raisonnablement mettre en œuvre
pour combler nos besoins sans dévaster le bien commun.