le Souffle de la Joie
Le Souffle de la joie.
Les maîtres assurent qu'il peut venir n'importe où visiter les êtres accomplis.
Je ne suis pas accomplie car je ne le rencontre pas partout.
L'endroit où il vient, c'est dans ma solitude à l'écart du monde, au milieu de la nature.
Dans la yourte, pas dans l'agitation.
Cet endroit, il a fallu que je le prépare depuis longtemps,
car le silence s'est évanoui du monde.
Dans les monastères où j'étais souvent retirée, j'ai appris la paix partagée et la prière ensemble ou en secret au milieu des livres saints, des statues et des icônes, mais sans jamais tarir ma soif d'un tête à tête avec lui. Si la musique, les chants et l'encens percutaient et comblaient mon émotivité, ces embrasements codés n'ont pu généré l'espace suffisant pour accueillir son immensité, ni creuser l'intimité où velouter son baiser.
Aux dojos zen que j'ai fréquenté, j'ai appris la vacuité et la tranquillité sans être dérangée par les autres qui faisaient pareil. Mais son irruption était trop prévue et convoitée dans le cadre dogmatique pour que soit engendrée la pudicité nécessaire à l'accueil du grand Souffle libératoire. L'exercice devait aboutir à pouvoir rester centré et imperturbable en toutes circonstances, stigmate infaillible de la réalisation.
Mais dés que la cloche sonnait et qu'on quittait son zafu, la profondeur s'estompait et, malgré le mutisme imposé même debout, le flot des pensées, la charge des frictions chahutaient à nouveau les pratiquants.
J'avais alors pleinement conscience du chemin à parcourir.
Mais la voie était balisée, et tout le monde semblait rassuré. Le bénéfice de cette sécurité suffisait la plupart du temps à se croire sinon arrivé du moins sur la bonne route. C'était comme à l'école, on était comme des enfants, avec des leçons, des devoirs, des punitions et des récompenses.
C'est pourquoi, malgré la certitude que rien n'égalerait jamais la prière et la méditation, malgré ma vénération du très-haut et de l'insondable, je ne suis pas devenue nonne.
J'ai été baptisée et suis née une deuxième fois dans la tradition occidentale,
j'ai été éduquée et ordonnée dans la lignée d'une tradition orientale,
mais j'ai grandi et ne suis pas devenue religieuse.
A cause de cette intuition persistante que ces communautés réglées et hiérarchisées, qui m'ont offert cependant quelques échappatoires vivifiantes et salutaires, ne permettent pas l'expérience profonde hors des moules, dans l'inconnu du désir et du risque, où puisse s'épanouir l'ouverture capable d'attirer irrésistiblement le Souffle de la vraie joie.
Cette clairière pressentie,
où s'invite l'ampleur et la consistance du vivant,
elle n'est pas de ce monde.
Je ne l'ai pas trouvé dans la société de consommation, ni dans les églises, ni dans les stades, à l'opéra ou au concert, ni dans les meetings, ni dans les associations, la contestation, l'indignation ou la révolution, ni à la chorale ni dans la clameur de la rue.
Je l'ai trouvé quand j'ai tout lâché :
bastingages et balises, signalisations et plans de route, phares et réverbères, portillons automatiques et escalators, itinéraires et circuits cadencés, passages cloutés et délestages verts, bouées et fusées de détresse, et que je suis rentrée dans la forêt en pleurant sans savoir où j'allais, sans lampe et sans GPS, avec juste la certitude du soleil et de la lune au-dessus.
J'ai eu peur, j'ai eu froid, j'ai eu faim et soif et j'ai eu mal. Et encore froid, et encore mal, grelottante et désespérée, et ça a duré.
Il n'y avait rien et plus personne, et c'est ce qui m'a sauvé.
J'ai du construire le minimum vital sans consulter, à chaque ignorance, internet, superman, un gourou ou un coach. J'ai du affronter mes angoisses sans drogues ou dérivatifs. Je n'ai aucun mérite puisque je n'avais aucun choix.
C'est là, dans cette absence d'échappatoire, qu'un tunnel a commencé à se creuser.
Dedans, au creux du labeur.
C'est par ce tunnel qu'est arrivé le premier Souffle.
Du premier jusqu'à aujourd'hui, c'est toujours la même puissance.
Ce qui change, c'est la réceptivité, la disponibilité.
Mais lui, le Souffle, ne change pas, puisqu'il n'a pas de forme.
Il apporte le miracle de la vie quelque soit la graduation du ressenti.
Ce n'est pas une vision, pas une sensation,
je ne peux pas l'attraper, ni même le décrire,
et pourtant quand il se montre, bien qu'invisible, il remplit tout.
Il souffle sans que rien ne tressaille, peu importe où, comment, sur quoi, à quelle vitesse et de quelle force, ce n'est pas le vent ordinaire.
Ce n'est pas l'air non plus et si on croit soudain recevoir des ballons d'oxygène, ça n'a rien de chimique.
C'est la respiration calme de quelque chose d'incommensurable,
d'où s'étale comme la lave le pétillement de la félicité.
Ça souffle, et tout devient intense et translucide.
C'est le Souffle de la joie, celui qui rend heureux sans cause.
Je ne sais rien de lui et pourtant, j'en suis percluse.
Quand mon inconstance desserre son étreinte, je retourne à mes chiffons que je larde de son mystère. Je suspends drapeaux et bannières bariolées dans le vent, pour que leurs balancements troués de lumière rendent au Souffle la caresse dont il m'a comblé.
Entre les feuilles, entre les arbres, de longues guirlandes de couleurs chatoyantes oscillent dans la brise, reliant deux restanques ou délimitant des enclaves impromptues, encaissant les tempêtes sans plus de résistance que la douceur des beaux jours, se délavant, se froissant, tournicotant, s'enroulant et tirebouchonnant, s'effilochant parfois jusqu'aux lambeaux, jusqu'à ce que j'arrache le drapeau fané ou déchiré et le remplace par un neuf.
Je garde un œil protecteur sur mes lanières comme un marin sur ses voiles, circulant entre les vagues de tissus telle une sirène entre les bosquets d'algues et de coraux, épiant les oiseaux assez pétulants pour venir s'y balancer, imitant le cri des faucons, des buses et des corneilles tournoyant au-dessus, qui m'encerclent et me répondent, comme s'ils savaient qu'ici,
s'honore le royaume du Souffle.
Photos de Sylvie et Jean-Claude.
Un autre message sur les barrières en tissu là :
http://yurtao.canalblog.com/archives/2012/10/01/25223897.html