La hutte blanche
Il pleut depuis des semaines.
Un coin de ciel bleu est devenu un événement.
Les yourtes pleurent et les ruisseaux rugissent.
Le bruit de la pluie qui martèle la yourte sans arrêt, c'est pénible, mais mes cuves se remplissent sans gouttières et la vaisselle se lave toute seule. Je manque de bois sec mais me passe facilement de chauffage car il fait doux, trop doux. Du moins pour mon ressenti, qui a bien évolué depuis que je vis en plein air, puisque je déjeune à 5 degrés, que mon seuil de confort est 14 degrés et celui de mise en route du feu le soir à 10.
Avec tout ce gris, ces ciels plombés et ce brouillard persistant, certains humains deviennent tristes, au pire sombrent dans la morosité et le nihilisme. D'autres râlent, vitupèrent, se lamentent, ne parlent plus que du sale temps.
En yourte, de toutes façons, on est dehors tous les jours. C'est exactement sa spécificité et son charme magistral. Même la tempête n'empêche pas de sortir. Lotie de bottes, jupe étanche et grand parapluie, je marche tranquillement vers les cimes.
Là, sous averses, je suis certaine de ne croiser personne.
En grimpant coté Nord, pataugeant dans la glaise, je me laisse fasciner par d'immenses bouquets de joncs,
avant d'en épingler quelques brins pour contempler en enfilade
leurs boucles gracieuses.
Un peu plus haut, les roseaux raréfiés floquent des étoiles
sur les cailloux noirs.
Là, des petites sources sourdent de trous improvisés en plein milieu des pentes.
Dans les flaques, vase filamenteuse et herbes flétries dessinent des arabesques mouvantes en glissant dans les creux.
Je découvre une sourcette qui coule
dans un lit soyeux d'argile blanche.
Je plonge les mains dans l'argile avec gourmandise, me promettant de revenir au printemps y prendre un bain de boue total.
Douce terre malaxée dans les paumes, quel régal de pâte à modeler !
Façonnée en boules, je dépose des sculptures basiques sur un rocher
autour d'une étoile de pierres délitées, des miettes d'« œufs de roche ».
Ces étranges pierres sont éparpillées dans les endroits labourés à flanc de collines par les tractos ouvrant des chemins, elles remontent des profondeurs
et semblent éclater au grand jour en perdant leurs couches protectrices.
A l'intérieur de plusieurs coquilles minérales superposées comme des épluchures d'oignons se love une pierre rouge bordeaux de forme ovale bombée, parfois ocre jaune.
Je finis toujours par en ramener une belle à la yourte malgré le poids dans la poche.
Après avoir longé la falaise et abandonné mes boules d'argile à la déliquescence de la pluie, je redescends vers la forêt qui a l'air bien sombre.
Là dedans, on pourrait croire qu'il n'y a rien à voir, que tout est laid, broyé dans les rigoles, et c'est vrai que l'absence de couleurs vives, malgré mousses et lierres ne lésinant pas sur le vert,
semble tout confondre dans une mélasse indistincte.
En me demandant comment vivent les bêtes dans leurs terriers mouillés, je vais traverser le torrent qui dévale furieusement les rochers et m'accroupir sur la mousse, sous le brumisateur tempétueux giclant ses ions négatifs.
Au fond de ce vallon désolé, c'est fou comme la vie trompette magnifiquement sa puissance,
et personne pour écouter.
Ici, on peut éprouver comme à l'opéra des sentiments violents mais les gradins sont vides, je suis seule à m'extasier et chanter à tue tête dans les cascades.
Les dentelles des chanterelles pendouillent lamentablement mais d'autres saprophages se révèlent en pleine magnificence.
Les champignons
se régalent de l'absence de gel,
en particulier les lignicoles,
tandis que les yeux grands ouverts des arbres apparaissent soudain au milieu des lianes et des ronces. Maintenant, sans les feuilles, les troncs se détachent sur la brume en silhouettes torturées s'élançant vers la lumière avare. Fascinée par leurs circonvolutions aériennes, j'imagine une tribu d'elfes perchées me souriant en s'ébrouant les ailes. Mais mes bottes sont trop lourdes pour les rejoindre et je me contente de patauger dans la boue avec délectation.
Autour de moi, je remarque les hautes tiges pourries de phytolaca, pour la plupart cassées et traînant au sol, en train de se décomposer dans les fossés où brille l'anthracite. Ce spectacle de fermentation semble ne comporter aucune esthétique et pourtant, tout à coup, je vois la blancheur de la plante morte contraster sur le noir du crassier, comme un dessin, une calligraphie spontanée. Je tombe en admiration devant un entrecroisement de tiges agencées sur un mode aléatoire et mystérieux, attentive au langage grimaçant des raisins d'Amérique moribonds, dont la colonisation trouve ici ses frontières, avec cette façon de se courber comme une révérence avant de s'enfouir vers la terre dans la mort, qui ressemble parfois à un testament de peintre.
Comme le maître du pinceau lâche l'encre sur la feuille vierge, un artiste invisible, le hasard divin, offre partout dans la forêt, à toutes saisons, des tableaux saisissants de tous styles,
et là encore, personne pour regarder.
Alors, dés que j'ai vu la beauté dans l'anodin, la géométrie dans le désordre et chronos dans le chaos, je ne peux m'empêcher de rectifier une cassure, redresser d'un chouilla l'angle formé inopinément, rajouter une brindille, un embranchement, tramer un mikado improvisé de rencontres fortuites...
Et enfin, ça y est, je rentre dans la danse, je rentre en symbiose avec les plantes, le ciel, les arbres noirs, et commence alors la célébration du trépas des phytolacas dans un joyeux élan de rite funèbre.
J'embrasse du regard les tiges alentour en leur promettant une dernière balade avant de les empiler en composition éphémère.
Il pleut doucement, les grosses fibres cartonneuses cassent comme du verre, la chair centrale s'est dissoute, il ne reste du port souverain de l'été que cette écorce blanche craquante qui n'est plus que platitude méprisée, végétaux brisés aux rameaux en bouillie dans la gadoue, que je relève et réuni en tas anarchique sans construction.
Pas tout à fait n'importe comment quand même,
avec ce sens inné de l'harmonie qui arrive en même temps que le geste créateur,
et bien qu'il s'agisse juste d'un tas blanc sur un talus noir,
une cabane de rien du tout dans un virage de chemin perdu
que personne sans doute ne verra.
Mais moi, je la vois, la hutte blanche, si frêle et si menue,
la hutte des nains rigolos qui pourront y danser cette nuit à l'abri de la pluie,
et elle ravit ma journée, la hutte blanche,
branlante et agonisante au milieu de tant de gris,
car je suis amoureuse des cabanes qui ne servent qu'à rendre heureux
ceux qui les fabriquent avec trois fois rien,
débris et résidus revenant sans fioritures au grand silence organique,
tramés en hutte happée à la biomasse juste avant disparition,
quelques minutes de liesse
avant que tout bouillonne dans le grand athanor hivernal.