BABETH
BABETH !!!!
Je pleure en murmurant ton nom.
Mais je voudrais crier.
Crier contre ce que tu as fait et que personne n'a pu prévenir.
Crier pour protester, crier parce que je ne suis pas d'accord avec ta mort, crier parce que je t'aimais et que je n'arrive pas à accepter ce départ si brutal. Je pleure et je me lève pour prendre la serviette éponge car le torrent est en train d'arriver.
Tu viens de rejoindre ma fille par le même acte d'arrêter la souffrance. Tu venais de m'appeler, je n'étais pas là. Tu as appelé tes deux autres amies, et ça n'a rien changé. Je suis rentrée seulement ce soir là, et c'est ce soir là que tu n'as plus supporté, que tu es passée de l'autre coté. C'est insupportable. Je voudrais hurler.
Babeth a laissé sur mon bureau une lettre pour Sergio. Puis elle m'a dit de la déchirer, que ce n'était plus d'actualité. Je ne l'ai pas déchiré. Je l'ai laissé là, fermée, sur mon bureau. Je l'ai ouverte maintenant en pleurant, comme je viens d'écouter ses messages sur mon répondeur. Babeth s'excuse d'être ce qu'elle est. Elle dit qu'elle va aller en retraite dans un centre bouddhiste à la fin du mois et qu'elle se ressaisit.
Babeth, la rebelle, une fille qui me touchait beaucoup, à cause d'une absence totale de perversité, d'une incapacité à la duplicité et au mensonge, d'une profonde gentillesse et d'une inaltérable honnêteté. Aux yeux non avertis, ces qualités pouvaient être cachées par les symptômes désordonnés de la souffrance mentale. Ceux qui croient qu'on a le droit de vivre qu'en allant bien, des arrogants et des lâches, ceux-là sont passés à coté de Babeth avec leur mépris en bandoulière, et c'est tant mieux pour elle de s'être écartée du monde des requins. Mais ça n'a pas suffit à lui apporter la paix.
Je n'arrive pas à aimer les gens qui ont tout trop bien et qui ne savent rien du manque. Elle, elle se savait si petite, si fragile, mais je voyais bien son héroïsme desespéré à se battre comme une grande.
Babeth, la révoltée, qui parlait trop fort, qui pestait contre le système des puissants avec une lucidité décapante, et qui avait des éclats de rire comme quand on sort d'un corridor et qu'on reçoit le soleil éblouissant en pleine figure.
Une femme qui avait mal, depuis longtemps.
Qui se battait contre ce mal que personne n'a pu nommé, que quelques jours avant, elle identifiait comme peut-être la maladie de Lyme.
Elle a tout essayé, les docteurs, les médecines alternatives, les régimes. Elle m'envoyait avec assiduité les meilleurs liens internet, ça allait des thérapies aux derniers scandales écologiques.
C'est elle qui m'a fait connaître les magnifiques sites canadiens de Marc et Saby.
Elle me faisait passer régulièrement livres et revues alternatives auxquels elle était abonnée, elle cuisinait des tartes pour nos réunions de voisinages,
les "pique-nique" du peuple des yourtes,
m'amenait des arbres et des salades à planter.
Malgré ses bobos et son immense fatigue,
elle m'a aidé à monter la grande yourte qui accueille les amis,
et aussi au secrétariat de Cheyen.
Elle peignait à l'huile des tableaux pleins de brisures et de couleurs joyeuses, elle les a généreusement distribué aux amateurs lors de la dernière assemblée générale de Cheyen.
Babeth est venue ici il y a quelques années avec son compagnon, guidée par Yurtao dont elle était une des plus anciennes et des plus fidèles abonnées. Elle voulait se rapprocher de la mouvance des yourtes, même si son état de santé ne lui permettait pas un projet personnel. Babeth faisait partie de la tribu, toujours là pour aider, toujours là pour rendre service, pour donner ce qu'elle pouvait. Elle était généreuse comme on lance une bouteille à la mer, comme pour dire que seule la gratuité du don peut sauver la vie.
Je n'arrive pas à imaginer mon téléphone muet, un teléphone sans Babeth n'a aucun sens.
Pourtant, ses appels étaient parfois trop souvent. Elle avait besoin de parler, je la laissais s'épancher sans intervenir et c'était suffisant. Je crois que j'avais réussi à trouver la bonne distance avec elle. Construire une amitié sans se laisser envahir par la douleur, ne pas céder à la fuite ou au chantage affectif. Je savais que tant qu'elle appelait, c'est qu'elle s'accrochait. De cette insistance maladive, je m'étais habituée. On ne refuse pas une bouée à quelqu'un qui se noie. Elle était encore capable de cette humilité de demander. Au fond, j'en étais admirative, sans doute parce que moi je ne sais pas demander. Elle suscitait mon affection comme une enfant un peu pénible mais tellement attachante.
Oui, voilà, je m'étais attachée à Babeth.
Mais Babeth ne m'appellera plus jamais.
Hier, Babeth en a eu marre des appels dans le vide,
Babeth s'est jeté dans le vide,
Babeth a tranché,
Babeth s'est détachée.
Définitivement.