SOUCHARDS
Personne ne les voit. Que moi.
C''est à force de ne plus partir de chez soi, de creuser, de fouiller, de percer l'impénétrable, de côtoyer ténus et invisibles.
En limitant son périmètre d'action, les considérations s'approfondissent au lieu de se dissoudre dans l'espace. On découvre dans les strates d'un point fixe une densité inconcevable au passager. Celui qui voyage accumule des surfaces, celui qui demeure s'enfonce dans les racines.
Dans les racines habitent les souchards.
Les souchards sont des alchimistes de l'écosystème.
Des alchimistes très très vieux, qui remontent d'avant l'homme, d'avant les dinosaures, dans la nébuleuse des temps primordiaux. Artisans secrets des profondeurs, sorciers et magiciens des combinaisons chimiques fondamentales, ils fabriquent dans le sous-sol de leurs ateliers ténébreux le creuset d'où s'exhale le souffle de nos vies.
Normalement, il faut une tempête sans précédent pour qu'ils affleurent, mais même exposés, ils ne sont pas forcement dévoilés.
Sinon, ils vivent dans le noir, dérobés aux regards. Le noir sous la terre, le noir du mépris, le noir de l'inconscient.
Ici, il y en a beaucoup en l'air, extraits de l'ombre, privés de leur fonction incontournable de pivots du monde. Échoués, comme ailleurs, comme partout, telles de lamentables épaves dans un milieu aérobie qui agresse leur pudeur.
On en trouve près des pistes où sévissent les bûcherons illicites, et à l'orée de la forêt, à la sortie du village, où c'est facile de saccager. Les prédateurs qui ne cueillent ni ne ramassent presque plus depuis la révolution industrielle convoitent troncs et grosses ramures, avides d'aubiers luisants gonflés par les souchards inlassablement à la tâche, à pulser la sève jusqu'aux cimes.
Les abatteurs guignent les éminences sylvestres les plus séculaires et les plus accessibles, œuvres monumentales que les souchards ont engendré et nourri avec assiduité et abnégation pour le bien commun.
Chaque bel arbre rescapé en bord de piste m’apparaît comme un miracle et je cherche à comprendre quelles circonstances ont favorisé sa survie, alors que je ne compte plus les découvertes macabres, au fil des années, de spécimens de plus en plus petits rasés au plus près du sol. Les pauvres et les marchands massacrent en quelques minutes des décennies d'équilibrage minutieux, décapitant sans scrupule la magistrale architecture végétale que le souchard solitaire ou en réseau a su ériger et déployer harmonieusement, sans échafaudages, sans étayages, sans grues et sans terroriser une armée d'ouvriers affamés.
Mais ces performances ne semblent susciter que jalousie des machos qui, depuis la tour Eiffel et les monstres de béton de Dubaï, plastronnent, au sommet de leur orgueil, leur hégémonie sur toute création naturelle.
En bas de l'arbre débité, il ne reste qu'atrophies suintantes,
d'où poussent quelques rejets affolés, tôt ou tard fauchés, après quoi les souchards finissent par jeter l'éponge avant d'entrer en décomposition.
Les brutes humaines entendent-elles le cri sourd des souchards assassinés, un cri de douleur lugubre et caverneux qui se mêle aux larmes de Perséphone prisonnière avant d'aller amplifier l'immense chagrin de Gaïa ?
Ils n'entendent que leurs engins à moteur et leur cupidité, d'ailleurs sont-il encore humains puisqu'ils ont pris le parti des machines et pas celui de la nature... ?
J'entends ces plaintes, impuissante, priant pour que la prodigieuse fécondité des souchards résiste aux armées de scélérats de plus en plus outillés, admirant comment, malgré des menaces permanentes, les souffleurs de la chambre alchimique continuent dans les caves de la vie, avec un dévouement sans failles, à faire pénétrer et bouillonner l'or du soleil dans les ténèbres, à distribuer gracieusement aux ingrats du dessus de généreuses richesses et des œuvres d'art gratuites.
Enfin, gratuites à court terme, pas pour si longtemps, car un jour il faudra payer les abus et le gâchis, et je n'en reviens pas de ces parents ignares qui veulent tous le mieux pour leurs enfants mais leur laissent en héritage des déserts empoisonnés et des décharges toxiques, tout en glorifiant le progrès terrifiant des machines à diviser qui les aliène.
L'existence stratégique des souchards ne m'a été révélée que par la violence.
Car, viscéralement pacifique et laborieux, ce peuple hermétique dont le pivot est à l'arbre ce que le bulbe est à la tulipe, est un modèle de réserve et de sobriété.
En temps de paix et de respect, et dans des endroits retirés, la puissance des souchards agit dans la sérénité des bois profonds dont ils abreuvent les sommets.
Plus ils sont oubliés et plus ils grossissent.
Plus ils envoient les racines s'étaler vers le fond et plus les branches s'épanouissent vers le ciel.
Plus ils font circuler d'énergie et plus ils produisent d'oxygène.
Le souchard est le point de jonction entre le haut et le bas, le Nord et le Sud, le chaud et le froid, le moyeu d'une grand mandala végétal dont une moitié est cachée dans l'obscurité et l'autre étalée en frondaisons lumineuses, charnière d'un emboîtement à l'image du ying et du yang.
Le souchard commande de sa cabine en étoile le chantier silencieux de sa cathédrale de bois, dont la verticalité défie, des cryptes souterraines aux tourelles perchées, la pesanteur.
Tant que le souchard ne se voit pas et bosse incognito, l'ordre et la tranquillité sont préservés.
Rencontrer un souchard indique forcement un massacre.
Maintenant, je sais exactement où aller pour en trouver.
Comme pour les champignons, j'ai développé un sixième sens, un flair à souchards.
Je me laisse guider par les cercles écorchés et les trognons martyrisés, ils sont dessous.
Je parcours des charniers recouverts de mousse où sévit le plus affreux désordre, me promène dans des trouées ignobles où pullulent les blessures sylvestres.
Le meilleur de la forêt est tari, en putréfaction ou en train de se dessécher. Il existe bien un Office National pour la protéger, mais ça va de mal en pis, les agents qui aimaient patrouiller se suicident, autant que les paysans et ceux du téléphone, parce qu'ils croyaient pouvoir faire du bien alors qu'on les oblige à faire du fric.
Pour qu'un souchard apparaisse, il faut qu'il soit renversé ou extirpé.
Mais pour qu'il cède le terrain et se laisse prendre, il faut qu'il soit très vieux, que ses liens avec la terre soient rompus ou distendus et qu'il n'y ait plus aucune possibilité de faire repartir l'usine à sève. Les jeunes résistent, je n'insiste pas.
Au dessus de ces agonies sans sépulture, dans cette ambiance de désolation où se projette la fin du monde, comme partout où la vie a hurlé sous les coups, comme au-dessus d'un champ de bataille, règnent, à flanc de cadavres, fantômes et esprits.
Maintenant, je les vois. Pas forcement tout de suite.
Parfois spontanément en me baladant, mais plus souvent après la toilette. Je sais, depuis que j'ai commencé à gratter, que chaque souchard révélera ses mânes à qui prendra la peine de l'extraire de sa gangue. Il arrive qu'il se donne de lui-même, c'est plus rare, il faut qu'il ait été malmené et culbuté au point de ne plus pouvoir cacher sa honte.
Alors je tâte le cadavre, le tire pour tester sa ténacité. S'il vient trop facilement, c'est qu'il est très abîmé, je préfère donc le laisser terminer sa métamorphose. Mais s'il faut insister, souvent en m'appuyant de tout mon poids sur un vestige de tronc, s'il lui reste assez de dureté et que ses formes décrochées m'inspirent, c'est que son crane risque de m'offrir quelques alvéoles coriaces où dénicher son âme. Arraché à la glèbe, je le tape et le secoue, pratique un vague débarbouillage, et lui fait dévaler la pente. Sans ménagement, pour que la terre et le bois mort se détachent. Je l'accroche sur Modestine pour le ramener chez moi, à l'infirmerie improvisée, au centre de soins du camp de yourtes. S'il n'est pas trop gros, j'en mets plusieurs. Je sangle avec des tendeurs et parcours à pied la piste en traînant mon butin dans la petite charrette.
A la yourte, je déverse le monstre informe sur l'herbe où il rejoint des congénères à différents stades de décapage.
Quand je suis prête, veste de travail, sabots de jardin et temps devant moi, je m'assois sur l'aire de burinage comme on va à la fête rejoindre ses copains et faire connaissance de nouvelles personnes. Je m'engage dans les ablutions aux dépouilles comme pour une cérémonie sacrée, un rite alchimique de métempsycose.
Armée de grattoirs en châtaigner, de hérissons improvisés, d'Opinel, de ciseaux à bois, de veilles brosses à dents, je frotte, épluche et décortique le souchard jusqu'à ce que le pourri parti dégage un squelette bien sec. Je récupère dans un bac les loques noires grumeleuses qui donnent un terreau d'ébène. Dans la concentration de ce long polissage, je sais que, tôt ou tard, on va se tomber dessus.
Au détour d'un coup de couteau, d'une caresse.
Comme avec quelqu'un dans la foule qu'on ne reconnaît qu'après avoir zoomé.
Je suis concentrée, appliquée. J'aime ces formes bizarres, cornues, pointues, trouées, bosselées, ces protubérances et ces bourrelets, ces saillies sépulcrales, formes inconcevables rétractées du grand mystère radiculaire. Je les sculpte en raclant, frottant, polissant, et c'est souvent à un moment clair de cette absorption têtue qu'arrive le miracle de reconnaissance, le moment tranché dans le vif où l'esprit du souchard soudain apparait. Une vulgaire tâche, une petite bosse, une tavelure devient un œil.
Un œil qui me regarde, rond, ovale,
juste une cassure, une blessure, ou juste un trait.
Un œil habité qui veut communiquer.
Immédiatement, jubilante, je rentre en connivence avec l'être derrière. Dés lors, je ne peux plus manipuler le souchard pareil. L'œil ordonne tout autour.
L'œil du souchard qui attendait que j'arrive, qui me regarde depuis que j'ai commencé à le desceller. C'est parfois tout petit mais incroyablement perçant, parfois torve et évanescent, parfois globuleux de torpeur, souvent placide et débonnaire, parfois sévère, mais toujours signifiant et bouleversant. Dés ce moment, le souchard, quoique amputé de sa fonction première, retrouve un souffle de vie.
Celui des ancêtres, de la mémoire, de l'éther akashique, un long soupir imperceptible lourd de l'histoire des avanies subies, une compilation qu'il serait bon de consulter avant de tirer des plans sur la comète.
Condensateur cosmogonique, souverain méconnu et névralgique des forêts chargé de la distillation des huiles essentielles et arômes érotiques, masse ligneuse souffrante que j'ai kidnappé au cinabre du creuset à un stade avancé de retour à la « materia prima », le souchard réhabilité, nettoyé ou pas, brut ou peaufiné, me guide vers sa place dans le jardin. C'est souvent un endroit où nos regards peuvent se croiser tout au long de la journée.
Le souchard enfin positionné, enfoncé ou calé, j'ouvre mes écoutilles intérieures pour entendre le murmure plein de sérieux et de malice par lequel il me propose un nom. Son nom.
D'allusion scientifique et symbolique, de résonance latine, dès qu'il s'est imposé, je le peins sur un bout de toile cousu sur un gros fil de fer planté en terre. Mes souchards acquièrent ainsi une identité, les extrayant définitivement du chaos primordial. Un œil non averti les croirait muséifiés, alors qu'en bonnes sentinelles, ils honorent désormais leur nouvelle fonction de veilleurs du Cantoyourte. Mais à moi, bien qu'ils m'impressionnent toujours, ils déclenchent un sentiment réconfortant de complicité et parfois, une franche hilarité.
Maintenant, entourée de mes souchards aux formes vulvaires et phalliques, aux yeux pénétrants, je me félicite d'être invitée permanente au congrès de ces vénérables maîtres charpentiers, à écouter ces philosophes de la nature chuchoter à ceux qui tendent l'oreille comment s'approcher du point d'équilibre de la voûte céleste, et, si on se concentre encore un peu plus, comment perpétuer le mystère spirituel de la graine d'immortalité.
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Présentation de quelques spécimens pas trop farouches :
(La plupart des meilleurs souchards sont en châtaigner, quelques uns en acacia. Les autres bois locaux ne sont pas assez durs pour devenir des souchards vétérans, des résistants.)
Vénus Yurtus
La reine des bois, qui accueille à l'entrée du camp.
Elle était à quelques mètres de chez moi dans cet état depuis longtemps,
la tête en terre, les jambes enl'air.
Sa posture évocatrice, même à l'envers, le trou de son ventre, ses jambes, ses multiples seins, m'ont fait attendre patiemment l'heure mûre pour l'introniser souveraine des souchards. Dernièrement, elle a vacillé, je l'ai approché, et j'ai senti au toucher qu'elle n'était pas loin de céder. J'ai poussé, elle est venue toute seule. J'ai gratté dedans et j'ai attendu l'homme fort qui la porterait jusqu'à sa nouvelle place. Ça a été plus vite que prévu. Merci à l'homme fort qui a installé la nouvelle Aphrodite. Je la décorerais peut-être un jour de grâce.
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Kangus Pudicus
Trouvé renversé au bord d'un sentier au-dessus de ruines minières. Un coup de cœur immédiat. Choisi parmi d'autres rencontres, trop pesantes à raccompagner. Porté au cou sur deux kilomètres. Intact, à peine toiletté, non gratté, non polissé. Pour voir son museau, il faut être de corvée de compost.
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Caïmus Impromptus
En sale état dans la forêt mais pris en charge un bon paquet d'heures par un garçon de onze ans qui l'a reconnu le premier et l'a entièrement décapé. Une belle réussite pour un néophyte. Bizarre que la maîtresse dise que ce garçon a du mal à se concentrer à l'école alors qu'avec son Caïmus, il a pas levé la tête de son ouvrage de toute une après-midi...
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Envolus Domestikae
J'ai pas mal hésité car, malgré son poids consistant, ce souchard offrait plusieurs positions aériennes, mais finalement, il a replié ses ailes pour se poster devant la yourte qu'il emportera un jour sur son dos quand il faudra décamper.
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Cerberus Yurtus
Le gardien de la petite yourte. Efficace. Depuis qu'il a pris son poste, Fouinette intimidée a accepté d'être relogée en contrebas. Beaucoup moins bruyant que les neuf chiens de mes trois voisins. J'ai aplani l'emplacement d'où je l'ai extrait et fabriqué dessus une petite estrade de méditation qui reçoit le soleil matinal.
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Saurien Erectus
Devant ma porte depuis longtemps, bien lessivé par les pluies, donc gris. Il a suffi de le verticaliser pour qu'il s'épanouisse. Du coup, il a fait un petit. Je me demande si je dois lui fabriquer une capote.
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Ricanus Grinchus
Archétype du misanthrope au mauvais caractère, il râle, un, parce que je ne lui ai pas donné la première place, deux parce que je lui ai donné une place première. Il n'aime pas qu'on l'emmerde. A priori, là où il est est, très dissuasif, à surveiller scrupuleusement et jalousement ma petite yourte, à coté du rosier qui le bade avec dédain, il ne devrait pas causer trop de dégâts.
Il cache son bon coté.
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Rigolus Galvaniste
Un peu envahissant mais parfaitement sympathique malgré un physique ingrat. Je dois souvent le remettre en place tellement il est curieux et enthousiaste, car là où je l'ai calé, il récolte les bienfaits sérotoniques de mes séances de yoga et semble donc développer une accoutumance.
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Bon allez, un petit dernier pour la route :
Crapouille Erraticus
Un capricieux opportuniste que je peux trimbaler et installer près de mon ouvrage quand mon crapaud fait la gueule. Un peu mascotte, un peu fétiche, bien qu'inoffensif, je le soupçonne de jeter des sorts quand il s'ennuie en sa fonction talismanique.
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Bon voilà, c'est tout pour aujourd'hui.
Quoi ?! Encore un ?!
Ahrr ! Quelle gourmandise !
Alors, vraiment le der des der, ma botte secrète, qui voit tout, qui sait tout, qui cafte tout, qui transperce tout et qui me dit tout :
(non, ce n'est pas Faceboukus,) c'est :
Vitriolus Sulfurus
Jaloux et possessif, il a tout à l’œil, implacable comme une lionne protégeant ses lionceaux ou comme une conscience de jésuite.
Gardien intransigeant de l’œuf alchimique,
sans lui, aucune émergence n'aurait lieu. Garant du renouveau perpétuel, ce farouche considère ce siècle comme une atteinte personnelle à son essence vitale, autant dire qu'il vaut mieux l'éviter si on a pas la conscience tranquille...
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