Yourte sur les flots
Si un peu plus vivait comme moi, le GIEC n'aurait pas besoin de crier.
Mais je n'en connais pas beaucoup capables de passer des nuits de tempête assis stoïquement sur un zafu sous une simple tente même pas tendue de piquets, à endurer la folie des temps, la folie des hommes.
Ici, pas besoin de salles de sports, pas besoin de treks ni de thrillers pour se procurer des émotions, pour toucher ses limites, pour se dépasser.
Cinq épisodes Cévenols en un mois, du pur délire ! Et ça recommence. Ça n’arrête pas d'accrocher les wagons au train de l'enfer.
Des trombes d'eau, un grondement continu, des éclairs sans arrêts. L'orage coincé dans la vallée, qui tourne comme un fou en cellule d'isolement, comme un lion en cage. Pas une demi-journée, pas une nuit, mais plusieurs jours et plusieurs nuits d'affilée.
Des semaines cataclysmiques qui se succèdent, où se réveille le lien ancestral avec les milliers de générations qui se sont construites sur la confrontation aux éléments naturels.
Au fond, je crois que c'est ce que je voulais, ne pas oublier.
La pluie drue, violente, martelant le toit de la yourte, gîtant comme un bateau secoué sans pitié par des flots déchaînés.
Les éclairs fouillant la yourte sans discontinuer, comme un mirador traquant un évadé.
Et cette toute petite chose que j'ai fabriqué de mes mains avec les moyens du bord, qui encaisse la houle, qui tient sous la tornade. Sans que ça soit jamais acquis.
Toutes voiles baissées, figée sous le toono comme le marin sur sa barre, il n'y a plus rien à faire.
Petite bulle ballottée dans la tempête, je m'attends à toute minute à une déchirure de toile, le chapeau arraché, un arbre chutant, la foudre s'abattant. Je regrette les travaux repoussés et liste dans ma tête ce qu'il faudra impérativement coudre après. Si j'avais un double toit avec un espace entre deux, ça amortirait ; une double tranchée, ça dévierait les cascades. Et puis, je ne pense plus, à cause du bruit.
Le cerveau pressurisé se répète que ça ne peut pas durer, que ça va s'arrêter, ça finit toujours par finir, on n'a jamais vu des orages rester, s'installer, ça n'existe pas, ce n'est pas possible.
Mais si, ça continue, tonnerre en boucle, courts circuits en chaîne, explosions en série. Les vieux disent qu'ils n'ont jamais vu ça, je le dis aussi, depuis le temps que je vis dehors, je n'ai jamais vu autant de démesure, comme si la météo piquait sa bouffée délirante. Ce déchaînement monstrueux qui déborde de tout cadre, de tout concept, de toute expérience, pousse à bout les résistances physiques et psychiques. Il n'y a plus d'espaces entre les coups, l'orage ne fait que hurler, c'est la guerre du ciel contre la terre, c'est insoutenable.
Pour la première fois de ma vie, je n'aime plus l'orage. L'étau des hallebardes s'obstinant à percer la toile, l'eau sous pression giclant d'un karsher diabolique, toute cette mitraille tirée à bout portant sur mon esquif titubant ont raison de mes forces.
Je déteste cet interminable et monstrueux orage et je le fuis.
Je ne fuis pas parce que la yourte est inondée ou que j'ai peur, mais parce que le vacarme est insupportable. Il casse la tête au sens propre du terme. Je finis par halluciner, par croire que l'heure du déluge est arrivée, que c'est la fin du monde. Je craque, je me réfugie dans du dur. Je me cache derrière des briques, ça ne m'empêche pas d'entendre, mais je ne suis plus prisonnière du dément.
Heures de répit et puis, j'y retourne.
On ne peut pas s'empêcher de retourner chez soi quand chez soi a pris la dimension du ciel. Même si ce ciel cruel hurle une colère démoniaque, interminable.
Dos droit, respiration maîtrisée, en posture de méditation, comme Ulysse pendu à son mat, j'entends tomber les branches arrachées, les bourrasques s'acharnant à claquer les toiles, mes cloches chahutées dansant la gigue, et lentement, je me rappelle une nouvelle fois qu'Ithaque est au centre de moi-même et que l'Odyssée la plus aventureuse peut se vivre sans bouger.
Au marché, tout le monde ne parle que de ça. Enfin, surtout les jardiniers, les paysans, et tous ceux qui déballent dans des conditions pénibles.
J'y mets mon grain de sel, je crie au dérèglement climatique et là, voilàti pas qu'un brave me lance :
« Quand même, faut pas exagérer, c'est pas pire que les autres années !»
J'argumente le contraire et le brave, tout renfrogné, se bute.
« Non, c'est comme ça tous les automnes, c'est tout à fait normal, faut pas en faire un plat ! »
Interloquée, je pense au vieil oncle de mon oncle qui a du évacuer son mas séculaire inondé, je pense aux campeuses écrasées sous un arbre, me demandant si ce brave joue la provocation quand toute la région sans dessus dessous est aux abois. Alors je proteste que ça fait vingt ans que je vis dehors en yourte et qu'avant, au bout de trois jours, au pire cinq, ça s'arrêtait, le soleil et la chaleur de Septembre ou Octobre revenaient et tout séchait rapidement.
Mais cette année, ça ne sèche pas, ça dure trop.
Ma résistance semble énerver le brave climato-septique qui se remet à grommeler que tout ça, c'est des conneries.
Et tout à coup, je comprends. J'ai affaire à un de ces motorisés informatisés qui ne savent plus marcher, cloués devant leurs écrans à zapper sur les catastrophes du globe, mais qui ne possèdent même pas de ciré ni de bottes en caoutchouc pour aller vérifier le niveau de la rivière ou aider un voisin à écoper. Je rétorque illico, un peu énervée par cette arrogance :
« C'est sûr, l'orage devant l'ordi et la télé, c'est pépère, on ne l'entend pas, derrière les volets, on ne le voit pas, et la pluie, dans les murs, ça ne mouille pas... »
Silence vexé, coup d'œil furibard et embourbement définitif de ma réputation de chieuse.
Certes, je suis nulle en jeux vidéos aux scénarios dantesques qui déboulent toujours ailleurs, mais moi, quand il pleut, je connais l'heure exacte de la première et la dernière goutte.
J'entends la pluie arriver de l'autre bout de la vallée et je sais exactement combien de temps il me reste pour m'abriter.
Les différents niveaux des creux naturels et des récipients laissés dehors m'indiquent sans mesure la force des précipitations. Si je ne vide pas mes bassines, les moustiques attaqueront sans vergogne. Je surveille mes cuves que l'eau remplit par des petits trous ménagés dans les couvercles retournés, celles pour donner à boire aux plantes et celles pour ma boisson. Je bénis cette manne et remercie pour tous ces litres gratuits car ils sont mon autonomie et ma liberté. Je passe beaucoup de temps à imaginer des systèmes de bâches repliables pour décupler ma récupération de pluie. Je sais à l'intuition la taille de tissu et le genre de mauvais temps qu'il faut pour remplir rapidement une réserve. Je sais pourquoi il faut se procurer des bottes en caoutchouc naturel et pas en synthétique, matière chimique tout juste bonne à traverser une flaque mais incapable de résister à un mois diluvien de grimpettes boueuses.
Au fil des saisons, j'ai récupéré des imperméables de plus en plus couvrants. Aujourd'hui, je suis équipée comme un matelot et sors par tous les temps. J'aime les bruits de moteurs noyés dans celui de la pluie et marcher seule au milieu des rues désertes. J'adore patauger dans les ruisseaux et observer les méandres de l'eau, les geysers giclant des rochers, voir comment l'humus absorbe, et où les piétinements ouvrent une cascade. Je surveille mes restanques et s'il le faut, dés que possible, je soulève quelques pierres et relève une terrasse.
Partout dans les Cévennes pendant des siècles, la gestion des écoulements était au cœur des stratégies de subsistance. Il ne reste quasiment plus rien de ce grand savoir et les Cévennes désertées de ses autochtones, ses vallées de plus en plus bétonnées, ne font plus face aux pluies torrentielles. D'anciens villages soigneusement situés connaissent leurs premières inondations parce qu'autour, rien n'a été respecté et que les évacuations ont été cimentées. Le goudronnage, la vénalité et la bêtise enkystées, malgré des milliers d'experts en colloques au quatre coins de l'hexagonne, s'allient au réchauffement climatique pour provoquer des drames. Dont les victimes, comme toujours, sont les pauvres.
Car, pendant que, sur de luxueux paquebots, les riches discourent doctement sur l'état du monde en se régalant de festins au-dessus du cimetière marin Méditerranéen où sombrent des centaines de misérables naufragés, pendant que les nantis se prélassent de plus en plus tard en saison dans un océan de plus en plus moite, des nuages de chaleur exhalés de leurs croisières et des vapeurs de leurs bains montent vers les Cévennes cogner des masses d'air froid et exploser en déluge sur les damnés des collines.
Là, accrochés aux pentes, les réfugiés économiques, environnementaux et existentiels qui osent remettre le gouvernement central et la civilisation du progrès en question, slaloment entre les seaux sous les gouttières de leurs cabanes, pendant que leurs maigres réserves alimentaires se piquettent de champignons et de moisissures.
Pourtant, elle tient, ma yourte.
Au milieu de mes arbres reconstitués.
Elle flotte sur les eaux.
Pas d'infiltrations, pas de voies d'eau. Elle n'est pas inondée. La serpillière et les tapis sont indemnes.
Pas inondée, mais imbibée.
IMBIBEE. Comme une éponge.
Malgré les trois couches de store et les trois couches de laine.
Je suis certaine que si ça dure encore un peu plus, l'humidité suintera et tout commencera à pourrir, lentement mais surement.
En attendant, le galopage dans ma tête porte ses fruits. Je sais comment je vais palier à tout ça, parce que je ne peux pas compter sur une amélioration climatique, au contraire. Donc, il faut s'adapter.
J'ai trouvé le truc.
Je vais me procurer des billes de liège à fourrer dans des boudins de toile étanche et respirante que je vais enrouler autour du toit de la yourte. Certes ça va faire des kilomètres de boudins à coudre, mais quel confort thermique et phonique !
Par dessus, je poserais une autre toile créant un petit vide d'air. Donc, déjà, j'ai demandé à des restaurateurs locaux de me garder leurs bouchons de liège. Ça risque de prendre du temps vu l'impérialisme du cubilot, voilà pourquoi je lorgne sur les gros sacs de billes d'écorces vendues en magasins de bricolage.
Cependant, si mes chers lecteurs s'avisent de me garder leurs bouchons, ça serait une occasion sympathique de leur offrir un petit tchaï au sec... Si d'ici là, je n'ai pas fait naufrage...