Infiltrations
Tu veux te reposer.
Tu crois que là où tu t'es mis, c'est plus tranquille.
Tu crois qu'avec ton pas de coté, ils vont pas t'écraser.
Tu te dis que tu as assez donné et que tu es fatiguée.
Tu ne veux plus monter au créneau, tu veux raser la terre, avec les pâquerettes.
Tous les combats que tu as menés ont dévoré ton énergie, broyé ton cœur, brisé tes rêves. Alors tu penses que ça suffit, que tu as bien mérité qu'on te fiche la paix. Tu sais bien que ta yourte ne te protège de rien et que la force que tu t'es construite dedans est fragile. Que tu as besoin de temps. De calme.
Depuis toujours, tu voulais contempler tes tulipes et maintenant qu'elle fleurissent devant ton seuil, tu vas pas te laisser voler d'elles. Ce bonheur que tu as dû différer, tu as le droit d'en profiter. Tu as ralenti, tu as condensé, tu as arrêté de faire ce que ta conscience refuse, tu t’occupes un peu de toi, de tes plantes, tu parles aux oiseaux, et tu n'as plus envie que ça recommence.
Tu veux te reposer, cultiver ton jardin. Coudre un nouveau toit pour les prochaines pluies, dégager le ruisseau et creuser une rigole pour y puiser une eau fraiche et pure. Entasser ton bois avant que tes os se débinent. Et soigner tes états d'âme en peignant ce mandala qui te démange sur la grande toile que tu viens d'enduire. Tu veux oublier la misère et planter des arbres. Tu t'es battue pour ne plus avoir à pointer, plus rendre de comptes, plus alimenter les rouages de l'aliénation. Tu t'es battue pour que ça ne recommence plus. Tu as l'âge de te reposer, de cultiver ton jardin.
Mais ça recommence.
En fait, ça ne s’arrête jamais vraiment. Le foutoir continue, avec ou sans toi.
Le saccage, les violents qui bousillent, ça continue. C'est juste toi qui arrives parfois à ne plus les entendre, ne plus les voir, ne plus leur servir d'exutoire. Mais tu n'es pas aveugle ni sourde, et il n'y a plus d'endroits sans eux. Tu as été tentée d'arrêter la vision. De te replier sur toi-même pour ne plus être accusée de fédérer au clan des sorcières. Tu soignes ton terrain, tu soignes ta carcasse, alors c'est plus l'heure d'en rajouter. Mais tu ne peux pas fermer les yeux. Ils sont partout, même là dans ce fourré de ronces où tu as planté les piquets de ta tente, ils surveillent, ils encerclent, ils grignotent, ils rognent, ils martyrisent, et tu vois les ravages tout autour qui se rapprochent. Tu encaisses un certain temps, tu fais semblant de t'en foutre. Tu justifies d'avoir plus important et plus urgent à t'occuper.
Mais tu ne t'en fous pas du tout.
Tu ne veux pas qu'on massacre la forêt.
Tu ne supportes pas qu'on se foute de la gueule des pauvres.
Tes tripes se retournent quand on insulte ou maltraite une femme, un enfant, un chien, un arbre, une fleur.
Tu veux voler au secours des méprisés, offrir ton aide aux victimes, tu veux rétablir l'équilibre quand tout penche d'un seul coté.
Ce n'est même pas une volonté. C'est une nécessité. Un réflexe de survie.
Tu n'arrives pas à te débarrasser de cette colère qui monte quand tu vois les petits et les sans- se faire rouler dans la farine et quand l'injustice déferle.
Oui, tu redresses sans pester ta Vénus renversée par des galopins et rencarde dignement ton djembé poignardé par un méchant, mais quand ton voisin vient te trouver pour te raconter dans quel merdier il patauge et qu'une copine vit un calvaire, vas-tu retourner à tes souchards et ton wigwam en décrétant que c'est bien triste mais que toi tu t'en es mieux sorti ou que tu as plus de chance et que tout bien réfléchi, c'est pas ton histoire ?
Ou qu'on peut pas prendre en charge tous les malheurs du monde et qu'il existe des institutions d'aide à la personne auxquelles tu renvoies en sachant pertinemment qu'elle va se faire ramasser et entuber une nouvelle fois ?
Ou que c'est pire ailleurs, surtout dans les pays maintenus en guerre et en famine, or nous, on est en paix, alors au lieu de se lamenter sur nos bobos ridicules, on ferait mieux de profiter des avantages du système ?!
Ou qu'après tout, chacun a son périple initiatique à accomplir, sa généalogie et son mystère, et que personne n'étant dans le secret des dieux, il faut remonter son karma pour dénicher la faute originelle et se trouver un gourou ou un bon psy...
Alors, tu as besoin de te reposer, mais est-ce que tu vas laisser passer ces saloperies sans broncher ?
Celles qui sont là sous tes yeux ?
Vas-tu te détourner comme tout le monde, laisser pisser et déménager encore s'il le faut,
ou partir t'aérer dans des pays où tu ne verras que ce qu'on voudra bien te montrer ?
Est-ce que tu vas entonner le refrain des lâches qui croient que ceux qu'ils ont élu sauveront la planète ?
Tu as arrêté de fuir et tu as fait face, tu as gagné une petite place pour ne plus t'en prendre plein la tronche et reprendre des forces, mais pour préserver ta tranquillité si chèrement acquise, vas-tu t'écraser, rester collée à ton zafu en croyant plus spirituel de « maîtriser les énergies » ?
De toutes façons, en vrai, tu n'as pas vraiment le choix. Tu bronches ou tu coules.
Tu recommences et tu te mets en danger, tu risques ta vie.
Tu ne recommences pas, tu ne te bats pas, tu n'encaisses plus et tu déprimes.
Et tu tombes malade de honte.
Et tu en crèves.
Donc, tu n'as pas le choix.
Te reposer, au fond, ça te fatigue.
Tu ne peux pas laisser ces abrutis tout foutre en l'air juste devant toi.
Tu ne peux pas laisser l'indignation te consumer.
Tu ne peux pas dire que c'est pas ton problème et que c'est trop compliqué, tu ne peux pas te débiner en prétextant qu'ils sont plus puissants et plus nombreux, et même si c'est vrai qu'ils sont soudés par leurs corruptions et que tu es seule, c'est pas une raison.
La pourriture s'infiltre jusqu'à ta tanière et il va falloir que tu sortes de ton trou.