Yourtes sous les étoiles
Tous les soirs, je m'assois devant la yourte sur mon vétuste petit fauteuil en rotin que j'ai du retresser et sangler plusieurs fois avec des chutes de store entrecroisées, tous les soirs d'hiver ou d'été, par moins cinq ou par trente, au crépuscule ou à minuit, j'honore mon rendez-vous sacré avec le ciel.
Soulagée de mes lourds paniers et godillots, agitation, soucis et préoccupations, j'oublie d'un coup, comme une amoureuse ravie de retrouver son amant après une journée bien remplie, tout ce que les charges du jour ont contracté, j'oublie ma pesanteur pour entrebâiller la porte des cieux et recevoir la grâce d'une caresse cosmique.
Dès que je lève la tête vers mon Noël permanent, mon épiphanie éternelle, dès que je me coule dans la cime des grands pins où les étoiles suspendues envoient sans se lasser leur jets d'espérance aux errants terrestres, l'embrouillamini des images et des émotions accumulées pendant la journée se dissipent comme par enchantement et le temps s'abolit.
Mes sens se dilatent pour embrasser l'environnement, mais ce n'est pas un mouvement spatial, c'est une immersion en profondeur qui revient au moyeu de l'existence d'où rayonne le vivant, et si je deviens grande, c'est parce que j'accepte de me diluer dans mon insignifiance.
Je laisse alors le silence intérieur écarter les frondaisons de ma forêt cellulaire, délayer les frontières de ma peau qui devient élastique et poreuse, je me liquéfie comme une sirène fendant l'onde et ma perception s'élargit telle une vielle passoire transformée magiquement en filet de pêche.
Plus je lève la tête vers le ciel, plus j'écoute les bruissements de la nuit, plus se dissolvent les murailles de l'esprit qui m'ont servi à construire le mythe quotidien de ma consistance personnelle.
Elles sont là, immuables, à ravir mon âme solitaire si prompte à s'égarer dans les angoisses existentielles, elles sont là où je serais peut-être un jour après la fin du monde, transportée dans la danse céleste, étoiles innombrables dont j'ignore tout, sauf cette poésie miraculeuse et ce réconfort magnétique qui me saisissent quand je m'abandonne à elles, à cette joie plus forte que le découragement qui me convainc que s'ils peuvent tout gâcher sur terre, s'ils peuvent extraire et dilapider le sang de Gaïa, ils ne peuvent, ni ne pourront avant longtemps, décrocher les étoiles, ni tarir le flux sidéral.
Cette relation intime avec les étoiles, êtres énigmatiques dont la lumière signe une présence immuable, est probablement la plus stable qu'il me soit donner d'expérimenter avec des vivants qui me transcendent, au point qu'il me semble que cette révérence à l'inconnu et cette admiration suscitées par le mystère des astres imprègnent d'éternité les relations que je noue avec les parcelles les plus étranges de moi-même et de ceux que je côtoie.
Il m'arrive souvent de fabriquer mes propres étoiles,
comme si le processus créatif nécessitait régulièrement de répliquer le ciel
pour rafraîchir l'inspiration et se ressourcer.
Étoiles de feuilles et de fleurs,
étoiles de cailloux et coquillages,
de perles, de billes ou de boutons,
étoiles de branches, de tissu,
et de laine suspendues dans la bise,
parsemant mes allées au détour d'une marche,
étoiles sous la couronne de la yourte,
étoiles accrochées aux treillis de la yourte,
étoile réfractée de ma théière,
c'est comme préparer le carrosse qui me déposera au grand bal de l'amour
quand il sera l'heure de partir.
Et tant pis si la tempête a réussi à renverser mon arbre aux étoiles
qui désormais pendouillent dans l'herbe entre les banières,
je ne doute pas un instant que la capsule éphémère où j'habite
entre ciel et terre sur le bord d'une falaise
appartient déjà au firmament dont le scintillement berce mes nuits,
et que c'est sans doute un avant goût du paradis.