Leonide Pliouchtch
C'était une belle personne et j'ai la chance de l'avoir connu, bien que trop récemment, à l'entrée de sa dernière décennie.
Nous avions en commun d'habiter ce même village où nous avons atterri séparément à peu près à la même époque, issus de deux histoires opposées. Malgré des origines éloignées, je me sentais proche de cette incommensurable et dramatique destinée.
Réfugiés à des degrés de gravité différents, se battant pour la survie et la liberté, nous avons atterri ici pour échapper au massacre, lui extrait in extremis de la torture d'un asile psychiatrique sous férule soviétique, et moi réchappée du joug misogyne de la dictature patriarcale, tous deux entrés en dissidence ouverte, sous des formes évidement très différentes. Nous avons survécu chacun dans notre fuite, et c'est un miracle.
Nous avions aussi en commun ce qui relie tant d'humains par les profondeurs, dans le silence du deuil, la tragédie qui se poursuit dans nos enfants : la tombe de son fils et celle de ma fille, à quelques mètres l'une de l'autre.
La dernière fois que j'ai vu Léonide, c'était comme toujours au marché. Je demandais régulièrement des nouvelles de sa santé parce qu'il avait des difficultés avec sa jambe. Il répondait de manière lapidaire en chassant l'air avec son guttural accent russe : « Pas important... »
Tania, elle, en disait toujours plus, mais lui estimait que la situation de son pays natal, l'Ukraine, était beaucoup plus grave que son état personnel. Je crois que ce conflit, entre autres, a fini par laminer ses dernières résistances.
Je ne l'ai pas connu du temps de sa notoriété mondiale dans les années soixante dix,
mais dans la modestie de sa retraite en Cévennes avec Tania. J'ai été frappée par leur grande humilité alors qu'ils pouvaient parler de quasiment tous les sujets politiques internationaux, avec une grande finesse de point de vue. La formidable humanité de cet homme, l'intégrité de son esprit tout autant scientifique que littéraire, son engagement inéluctable pour la liberté, est sans doute ce qui a préservé ce grand mathématicien incapable d'hypocrisie du morcellement mortifère de la rationalité. Il émanait de lui un incroyable mélange d'intelligence mortellement blessée, de moralité et d'authenticité indélébile, et une vivacité d'esprit surnageant avec un courage surhumain un profond désarroi.
A l'ombre de sa grande bibliothèque, Léonide a tenté une fois de me mettre une de ses mygales sur le bras mais j'ai préféré me contenter de la caresser sur le sien avant d'aller tendre une feuille de laitue aux tortues de Tania.
Léonide Pliouchtch est mort Jeudi 4 Juin au matin, je l'ai appris le soir en écoutant ma petite radio à piles dans ma yourte, aux infos sur France Culture.
Les médias qui tous, d'une seule voix en se copiant les uns les autres, disent n'importe quoi en alléguant qu'il est mort à Paris d'une longue maladie, se montrent incapables d'imaginer qu'on peut faire sa vie et la terminer ailleurs qu'à Paris. Léonide est mort dans son lit, chez lui, à Besseges, dans la maison où il habitait depuis vingt ans avec Tania, des suites d'un cancer fulgurant, détecté il y a peine deux mois. Enterré Samedi 6 Juin au matin dans l'intimité, il a rejoint son fils au même endroit où je rejoindrais ma fille le moment venu.
Alors, ceux qui veulent savoir ou seulement se rapeller quel homme et quel destin extraordinaires ont abouti dans ce village paumé du Gard, bourgade qui devrait en tirer un grand honneur, peuvent lire directement son livre « Le carnaval de l'histoire » ( disponible à la bibliothèque municipale du village) où il raconte lui-même son parcours de dissident soviétique.
En attendant cette édifiante lecture, on peut consulter des extraits de son livre sur Médiapart, là:
http://blogs.mediapart.fr/blog/vincent-presumey/040615/leonide-pliouchtch-est-mort-quelques-ecrits
http://blogs.mediapart.fr/blog/vincent-presumey/050615/leonide-pliouchtch-est-mort
Il y a des belles fleurs sur la tombe de Pliouchtch, dont une gerbe de l'ambassade Urkrainienne, et c'est bien de les arroser avec cette chaleur.
Alors j'arrose.
Et ça me fait du bien.