Ma rose
Le grand rosier devant la yourte a donné trois grandes roses magnifiques,
trois boules perlées d'un rose parme délicat.
Elles sont en train de faner, mais trois autres sont en train d'éclore et, derrière, trois petits bourgeons me promettent une floraison largement étalée.
Cette succession si bien orchestrée me procure l'immense plaisir de faire l'amour pendant presque un mois avec une rose épanouie offerte à ma volupté.
Chaque fois que je passe devant la première née, une grosse rose ployant sur sa longue tige épineuse, dont l'inclination ressemble à une révérence, j'ai l'impression d'être interceptée, comme si la fleur m'attendait, comme si elle honorait un rendez-vous important, attitude extraordinaire pour un être sans paroles et sans faculté de préhension physique.
A ce moment là, tout s'arrête : tout ce que je fais, tout ce qui est à faire, toutes pensées et divagations, même la petite ritournelle qui chante dans ma tète quand je suis heureuse et occupée, tout disparaît sous l'effet captateur de cet appel muet, et je me retrouve comme hypnotisée, aimantée, happée dans un espace dilaté hors dimensions.
Le temps qui déjà ici s'estompe si souvent dans la création et la concentration, s'évanouit totalement et je deviens guimauve amoureuse de la rose.
Alors je plonge mon visage dans la corolle, mes lèvres dans ses pétales, respire comme si mes narines ouvraient les portes du paradis. Avec ma rose, je pénètre dans les profondeurs de l'immanence et je lui dis merci.
Merci toi qui me ravis, merci de ton exquise beauté, merci de ton existence qui explose les barrières des ségrégations, merci de me libérer de mon corps lourd et étriqué, de répandre en mon cœur une telle suavité, merci de m'éveiller à la splendeur gratuite de la vie.
Je lui murmure des mots doux en me baignant dans son parfum, je n'ai jamais fait l'amour avec personne comme ça. Je sais bien pourquoi, parce que cette rose, elle ne me demande rien, elle n'a aucune exigence, elle ne me juge pas, elle ne se retournera pas contre moi, parce que cette rose, non seulement elle me laisse libre mais elle répand sans discrimination et sans chantage une paix incommensurable qu'il suffit de laisser distiller.
Ce n'est pas seulement une rose, c'est toute la création qui s'actualise et se sacralise en ce mandala charnu exquisément ourlé dont les tendres vaisseaux s'étendent jusqu'au ciel.
Et pourtant, ce n'est qu'une rose, une simple rose poussant sur une terre pauvre, à fleur de roc, mais une rose à qui Dieu n'a jamais demandé de s'épuiser à la sueur de son front, une rose qui se paye le luxe de boycotter les supermarchés grâce à cette incroyable faculté autotrophe de l'autarcie végétale qui se contente d'être là où elle est. Cette profonde humilité, cette incapacité viscérale à ravager sa propre ressource vitale, est l'exacte opposé de l'arrogance d'Homo Sapiens en train de scier la branche sur laquelle il trône.
Quand à ses épines, elles ne blessent que les prédateurs, ceux qui ignorent le pouvoir de laisser l'autre à son entière nature.
Ma belle rose balance doucement au gré de la brise, elle caresse mes joues éperdues de délices, je n'ai jamais reçu baisers plus légers, caresses plus subtiles, plus dénuées de séduction, de domination, et je reste pétrie d'étonnement et d'admiration devant cette créature à la peau si finement parcheminée qui m'embrasse avec une telle pudeur.
Comment ais-je pu vivre avant sans roses, ma vie n'a-t-elle jamais été qu'une quête de la rose ?
Alors maintenant qu'elle est là, somptueuse et limpide, fragile et éphémère, envahissant ma raison jusqu'à me faire tituber de bonheur, que faire de tant de grâce,
sinon s'agenouiller ?