Betuk
Devant la yourte, au bord de ma restanque, deux magnifiques bruyères arborescentes font serpenter leurs branches vers le ciel. Dans les ramures dansent mésanges, pinsons, rouge-gorges, roitelets et troglodytes, pépiant leur joyeux froufrou hivernal.
Un jour, j’ai enchevêtré quelques branches mortes enrobées de laines multicolores dans le bosquet,
créant un spectacle de kaléidoscope en relief pour mes yeux friands de couleurs.
Les oiseaux adoraient s’y percher, lorgnant avec gourmandise la mangeoire et s’élançant en zébrures vivaces sur les graines.
Les laines se sont fanées au fil du temps et j’ai fini par recycler mes branches de bruyère,
dont les courbes incroyables
et le bois blanc ou rouge me fascine tant.
Certaines ont été ré-épluchées et intégrées dans une sculpture,
d’autres, enguirlandées de bris de tissus,
ont recomposé un bouquet, un Sylvart.
Un autre jour, en hiver, la neige a été si lourde qu’elle a fait ployé tous les arbres, cassant une multitude de jeunes pins, mais aussi l’une de mes deux bruyères, que j’ai retrouvé arrachée, tombée par terre en contrebas de la terrasse. Cette bruyère avait développé sa souche trop près du bord et tout son poids de branches vers l’aval. J’étais vraiment contrariée de cette chute mortelle.
J’ai coupé des branches et traîné mon bel arbre sur quelques mètres, jusqu’à ce que soudain, je le vois.
En tournant, retournant, brossant la souche, ce qui était en bas s’est retrouvé en haut et soudain ma journée s’est illuminée. J’ai vu Betuk dedans. La perspective inversée m’a révélé Betuk.
Je l’ai appuyé contre un jeune chêne vert et je l’ai contemplé, ravie. Je l’ai trouvé beau. Beau et plein d’intériorité mystérieuse. Je sais pas pourquoi il s’appelle comme ça, c’est venu tout seul, ça s’est imposé. Betuk était là, imposant et discret en même temps. D’abord je l’ai vu brut, sombre, sobre, rescapé. Il séchait tranquillement, orbites enfoncées en un rêve inaccessible. Je l’ai laissé cuvé son nouvel état quelques mois, mûrir sa nouvelle personnalité. Parfois, en passant, je caressais sa tête, ces dizaines de petites excroissances rondes grumelant courbes et cavités, je lui parlais, un peu comme il y a longtemps avec mon Riri, ce gros baigneur qui était ma poupée de petite fille. Une fois, il est à nouveau tombé. Je l’avais déplacé pour mieux le contempler, puis oublié et, un jour de grand vent, il a chuté du gros rocher jusqu’en bas, atterrissant sur le menhir couché. J’ai eu une peur bleue que sa tête ait éclaté. Il gisait comme un cadavre. Je me suis approchée pleine d’appréhension, mais non, rien de cassé ! Mon Betuk a la tête dure, mon Betuk est incassable!
Je l’ai relevé, en lui promettant de lui faire peau neuve tout bientôt. Ça n’a pas tardé. Un beau jour, je l’ai pris dans mes bras et l’ai ramené là où je peaufine mes branches.
J’ai commencé à gratter, j’ai découvert ses jambes, son visage, sa trompe, ses yeux,
et j’ai révélé un être de bois qui n’avait pas fini de vivre.
Finalement, le nouveau, le mutant, a surgi d’un coup, au bout de mon pinceau, au bout de l’automne.
Un Betuk rayonnant dans son nouveau costume.
Un condensé de soleil surgi de la terre.
Je l’ai installé où le voir facilement et souvent, et maintenant,
il fait tellement partie de ma vie que je me réjouis que ses jambes soient de bois
afin qu’il n’échappe plus de ma forêt, dont il est le devenu le génie des lieux.