Quand j'étais sorcière
Quand j'étais une sorcière, il y a quelques siècles, ils m'ont tué.
Ils m'ont déclaré sorcière parce que j'avais un pouvoir et des secrets qu'ils voulaient me prendre. Ils m'ont attaché sur un bûcher et ils y ont mis le feu.
Je n'étais pas seule, ils ont brûlé d'autres femmes, beaucoup d'autres.
J'entends encore les cris des femmes torturées et je vois encore les flammes rougeoyer dans la nuit. Je l'entends maintenant parce que je le permets. Quand la première fois ça m'est revenu, il y a trente ans, c'était une vision claire sans douleur, en trois dimensions, une vision nette d'une crudité inouïe. Les images découpées en relief n'étaient pas accompagnées d'émotions, mais la clarté projetée sur les couleurs et la profondeur de champ était si intense que j'ai su immédiatement que ce n'était pas un rêve. C'était une autre dimension, qui plongeait des racines vertigineuses dans un enfouissement obscur qu'il n'était pas question de remuer. Malgré la profonde intimité de cet événement irruptif, je ne pouvais encaisser cette abomination, je ne voulais pas m'y reconnaître. J'ai refusé d'admettre que c'était mon histoire. C'est facile parce que tout le monde n'en veut rien savoir et que personne n'en a jamais vraiment parlé, sauf quelques allusions d'historiens pas très fiers des exactions de leurs ancêtres.
J'ai vu aussi des pendaisons. Des hommes morts se balançaient dans les arbres, des hommes qui avaient fréquenté ces femmes, des hommes que j'avais connu. Ils ressemblaient pour la plupart à de simples paysans, mais certains étaient des compagnons alchimistes avec qui j'avais cherché l'or. Le feu était réservé aux sorcières, pour qu'il ne reste rien à toucher, rien qui puisse contaminer. Et parce que ça fait mal, beaucoup plus mal et beaucoup plus longtemps.
Je savais que ça allait finir par arriver sur moi, à cause de tout cette haine qui les défiguraient. Ils voulaient un seul Dieu, moi j'en avais plusieurs, d'ailleurs c'était plutôt des esprits que je rencontrais souvent dans la forêt, des esprits qui habitaient en complicité ma chaumière et le château.
J'avais un grand pouvoir dans cette vie là, je faisais la pluie et les fleurs, je communiais avec les oiseaux, les reptiles et tous les animaux.
Ils avaient déjà éliminé les femmes de presque tous les artisanats, les rustres volaient toutes les places en asservissant les moins dangereuses dans les maisons et les boutiques, et pour trouver les insoumises, ils répandaient la peur et forçaient à la délation.
J'ai vu venir l'holocauste des femmes alors que j'étais déjà mûre, en paix avec les éléments et reconnue parmi les humbles et les sages. Je ne pouvais pas me cacher car jusqu'au bout, les femmes ont eu besoin de moi.
Si je suis si sensible aujourd'hui aux exterminations, celles des peuples des forêts, des steppes et des déserts, celles des bêtes, des végétaux et des minéraux, c'est parce que j'ai subi cette folie dans ma chair lors de cette génération qui a commencé à promouvoir le martyre et la souillure de notre mère la terre. Depuis, ça n'a fait qu'empirer.
Ils ont anéanti le pouvoir des femmes et volé le savoir pour confisquer définitivement aux humains l'immanence qui fondait notre assise vitale. Ils ont créé les chimères de la transcendance d'un dieu omnipotent pour nous détourner de la nature et des réalités spirituelles, pour que, les yeux rivés non plus sur la respiration du Vivant mais sur les tribunaux corrompus séparant les bons et les méchants, nous perdions définitivement le sens de la justice.
Maintenant que je vis à une époque où ils ont pourri non seulement les bêtes mais aussi l'air, l'eau et toutes les couches de sédiments, je sais que la lucidité ne m'offre qu'une seule alternative, le pardon.
Sinon, ils me tueront encore et je devrais revenir une nouvelle fois.
Je ne veux pas revenir.