Joies sylvestres
Depuis vingt cinq ans que j’ai posé ma yourte en forêt Cévenole,
m’écartant du bruit et de la fureur du monde pour tenter une aventure en solitaire au sein de la nature, chaque fois que j’ai accepté de prendre le risque du dépouillement et du non-savoir, que je me suis rendue disponible à des dimensions de vie en deçà de mes limites humaines, j’ai rencontré le merveilleux. Le ravissant.
Un espace où, de découvertes en rencontres, la perception s’ouvre et s’élargit. Un espace sans murs où vibre une vie intense et secrète.
La première chose qui arrive en forêt si on s’immerge seul.e, c’est l’écoute. Mes oreilles se sont mises à entendre.
A entendre autre chose que du langage humain, avec des interpellations, des discussions et des injonctions. Autre chose que du bruit, frottement des objets et des moteurs. Non pas que soudainement un bouchon de cire ait sauté. Simplement, il a fallu que, comme tous les animaux, je pare au danger des prédateurs. Que j’écoute avant de sauter dans le fossé.
J’assume pleinement le choix de ma vulnérabilité non barricadée derrière des portes. La toile de ma tente claque au vent au milieu des arbres où je dors sans verrou. Comme les animaux dont les habitats sont partout menacés, j’ai appris à desceller tout indice traduisant une présence menaçante. Sans cette vigilance, ma sécurité reste aléatoire. Cette totale ouverture des sens m’a offert des accès inattendus à des mondes inconnus. Le monde des sèves qui montent dans des cathédrales de bois et le monde des poils, des écailles et des plumes.
Les gens me demandent souvent si je n’ai pas peur toute seule dans la forêt. Même une fois, une gendarmette venue faire une constatation d’une dégradation malveillante chez moi, alors qu’elle portait une arme et moi pas, a avoué qu’elle aurait peur à ma place. Pourquoi alors n’ai-je pas peur ? Suis-je trop téméraire ? Inconsciente ? Folle ?
Je n’ai pas peur parce que j’ai réglé la question très vite au début de l’aventure : le risque, c’est le prix à payer de la liberté, et depuis que j’ai choisi de n’avoir plus peur, je me sens si totalement engagée dans la vie que j’ai l’impression de n’avoir pas assez de poumons pour tout l’oxygène qui m’est envoyé !
Mais la gendarmette savait de quoi je devrais avoir peur, alors que la plupart me demande si je n’ai pas peur des animaux. Et quand quelqu’un.e me pose cette question, j’ai envie de détaler parce que je me sens incapable de combler la tranchée qu’il.elle vient de creuser.
Ou alors, si je suis d’humeur malicieuse, je m’amuse à lui raconter mes dernières rencontres. Je ne parle jamais de mes complicités avec les plantes, les fleurs ou les arbres, parce que ça serait comme dévoiler ma dernière nuit d’amour, un comble d’impudeur. Je parle de mes rencontres avec les animaux sauvages, ceux en sursit pas encore massacrés qui m’offrent l’immense honneur de leur visite.
Oh ce n’est pas toujours facile !
Autant j’adore me faire picorer par les mésanges et les sittelles, autant j’endure péniblement ces semaines entières d’automne à ramasser à la pelle des centaines de punaises diaboliques incrustées partout dans les tapis, les rideaux et tous les tissus de la yourte. Jusqu’à ce que j’accepte : OK, je ne peux plus travailler, je dois ramasser des punaises pendant des heures, et, en accomplissant ce rituel chaque matin, l’affaire devient supportable.
Arrivées d’Asie depuis quelques années, ce n’est pas la faute des punaises s’il manque les oiseaux adéquats pour les réguler, l’écosystème local est saturé et ce déséquilibre nous fait signe.
J’ai du me prendre la tête plus d’une fois pour trouver des solutions de cohabitation non violente et j’ai dû parfois céder du terrain. Mais j’ai un tel respect pour ces vies qui continuent malgré tout ce qu’on leur inflige que je ne peux pas considérer une intrusion, ni même une invasion comme illégitime.
Un beau jour où en décrochant une vieille couverture dans mes toilettes en plein air, un essaim de frelons m’a attaqué, j’ai eu d’un seul coup, en même temps que plusieurs piqûres au coude et à l’oreille, la sensation fulgurante de ma dernière heure venue, et là, juste avant d’être sauvée par un réflexe de survie et un rideau, j’ai eu le temps de penser que c’était mieux que de se cracher en bagnole.
Et quand un autre beau jour de printemps, en rentrant dans ma yourte, j’ai reçu un serpent sur la tête, je n’ai pas pensé une seconde qu’il n’avait rien à faire là. Mon entrée a dérangé une coronelle qui se bronzait sur ma couronne. Elle est tombée enroulée jusqu’au sol en me frôlant le crane. Par terre, elle m’a regardé longuement, sonnée, et je lui ai rendu son regard, tout aussi fascinée qu’elle. Ce moment là vaut de l’or.
Dans la yourte, il y a toujours un trou, un vide quelque part, où s’immisce le Vivant. Avant de le chasser, bien considérer la forme sous laquelle il se présente
et réfléchir à sa propre légitimité.
Contre les rongeurs, j’ai trouvé le poivre, contre les moustiques le géranium, contre les fourmis, rien, contre les chenilles processionnaires,
ne pas marcher pieds nus,
et pour canaliser les serpents, j’ai appuyé une vitre sur une murette où les femelles gravides se réchauffent en paix. Pour les oiseaux, je fabrique des boules de graisse en hiver, pour les blaireaux, je laisse des souches de pin en décomposition où se lovent de gros vers blancs. Et pour les petits renards, mes chiffons de peinture qu’ils adorent emporter dans leur tanière.
Je ne crois pas qu’on puisse aimer les bêtes derrière un écran. Je ne crois pas qu’on puisse protéger la nature avec des algorithmes. Je crois qu’on aime ce qui est proche et qu’on protège ce qu’on aime.
C’est pourquoi je m’alarme sur l’avenir : si les gens n’ont plus de contacts réguliers et prolongés avec la nature, ils ne peuvent pas développer d’empathie ni de sentiments d’appartenance, et encore moins d’admiration et d’amour. Et sans ce contact, ils se laisseront emporter par la fatalité technocratique totalitaire à l’origine de l’état désastreux de notre planète.
Perchée sur ma falaise, à écouter le bruissement du vent sur la canopée, j’oscille la plupart du temps entre ravissement et lucidité triste. Quand je vois trop crûment se déverser sur le peuple des forêts le mal des hommes, mes larmes perlent aux yeux, avec la conscience aiguë d’une immense nostalgie de ce que nos petits-enfants ne connaîtront plus que par des images, comme si j’étais la dernière des Mohicanes moi aussi chassée, avec les indiens et les bêtes.
Et puis il arrive tout aussi souvent que le temps s’arrête ébahi devant la beauté, médusé par la danse érotique des éléments qui s’emboîtent, s’intriquent et s’articulent en un tissu de chair palpitante gonflée d’énergie, et que cette incroyable révélation de notre substantielle fraternité universelle m’emporte en extase.
Non, ce n’est pas internet et les réseaux sociaux qui m’ont ouvert le monde, c’est la méditation sur ma falaise, devant ma yourte, face à la forêt. Ce n’est pas devant un écran que j’ai appris à rencontrer des inconnus, c’est en m’exposant aux étoiles, à la foudre jaillissant du sol à deux mètres de mes pieds, aux nuages de pollen, aux serpents, aux scorpions, aux frelons et aux salamandres,
aux torrents d’Octobre, à la soif de Juillet, à la nuit sans lune où aboie le chevreuil, c’est en marchant pieds nus sous le grandiose et sur le minuscule, en récoltant mon eau de pluie et mes salades sauvages, et en me taisant.
C’est en écoutant le silence habité, l’écoutant tellement qu’il finit par se fendre et révéler un joyau de transparence où tètent ensemble à la même mamelle une multitude d’êtres différents.
Pendant que s’évanouit tout effort pour inventer de quoi me faire une place parmi eux, j’entends alors, dans un grand moment de fusion, les battements du cœur universel.
A ce moment là, tout n’est plus que joie.
Article paru dans le numéro 35 du Chou Brave magazine, intitulé "Super vivant"