Barque aux scabieuses
Petites choses de la vie quotidienne en forêt
sur une plage de temps libre,
le temps où je ne suis pas obligée de descendre au bureau ou au village.
Rien ne presse et la nature m'attire,
un tronc de pin à finir d'écorcer, débroussailler des passages,
dégager les salades sauvages, arracher une ronce,
couper quelques badines effilées pour composer des gerbes,
dénicher des chanterelles à déguster avec des patates sautées,
tomber en admiration devant une espèce inconnue de clavaire
dont les dentelles et les fronces me stupéfient,
que je ne peux me résoudre à ajouter à mon repas tant elle est belle,
mettre en valeur sous un rayon de soleil un vieux bois abandonné,
récolter fleurs de bruyère
et cônes de houblon pour les tisanes,
rassembler des flots d'herbes arrachées par le ruisseau
et les presser en cercle pour assouvir ma passion des nids.
Quand il pleut fort,
le creux au milieu du sentier n'est plus que flux
se jetant dans le vide par dessus le rocher qui surplombe la pente.
Dés qu'un rayon de soleil pointe,
j'aime m'accroupir au bord des fossés pour mieux écouter le chant joyeux des flots tintinnabulant contre les pierres, les éclaboussures vivifiantes, m'envelopper d'ions négatifs qui nettoient les humeurs, et tremper ma gourde, mes mains et mes pieds dans les vaguelettes toutes occupées à se rassembler dans le fond du vallon pour rejoindre les confortables largeurs de la rivière.
J'envie cette évidence de l'eau, cette unanimité et cette cohésion, son trajet si joli et cette évanescence qui m'empêche de saisir quoi que ce soit d'autre que la poésie des sources.
De grandes graminées vert pétard se balancent dans les rigoles humides, majestueuses, aériennes, toute en esthétique zen s'ébrouant dans le vent, suscitant l'inspiration à chaque frisson de brise. En tirant sur les tiges vers le haut, on peut les détacher sans le recours au sécateur, dénudant des bases jaune clair dont l'éclat illumine les tons ocres du grand mandala d'hiver. Ces bases rigides découpées en tronçons réguliers servent à dessiner franges ou étoiles,
mais elles sont si légères que la première pluie les déporte dans le sens des coulées.
Alors j'imagine les cercler plus serrées et tresse des couronnes.
En haut d'une grimpette dans les fougères entremêlées,
je débouche sur un chemin où l'eau de la dernière averse
repose en flaques sur l'argile jaune.
Les grands joncs tanguent en courbes subtiles le long des goulottes, offrant leurs chaumes à mes anneaux végétaux. Toutes proches, des scabieuses en piètre état, délavées, parsèment l'herbe vivace de taches lilas. Malgré quelques pétales séchés en voie de décomposition, le doux parme de la fleur tranche encore avec le gris des rochers et des feuilles de bouleau, et me voici déjà volant la pitance de quelques abeilles en train de butiner sur mon dévolu. Ma cueillette épargne les petites et les boutons, prêts à offrir bientôt de nouveaux sucs subtils aux jeunes bourdons dérangés, et je dépose délicatement les scabieuses au milieu de la guirlande jetée sur une flaque.
Une poignée de clochettes roses de bruyère
vient en touche finale combler les espaces mouvants.
Puis je contemple ravie dériver sans échappatoire les modestes petites fleurs domestiquées, comment elles tournent et glissent imperceptiblement sur le miroir du ciel reflété dans la mare, surface naturelle mouvante qui disparaîtra s'il ne pleut pas bientôt.
Je me demande combien de temps le violine fugacement concentré défiera le gris des nuages, si mon radeau éphémère interpellera le sanglier que j'entends fouailler un peu plus loin,
les chevreuils et les oiseaux habitués à s'abreuver en ce détour tranquille,
si une libellule s'en servira comme île dés que j'aurais tourné le dos,
et si l'abeille reviendra sur la fleur raptée.