Débranche total 2
Tout est calme, le grand calme de la neige.
Dés que j’ai ouvert l’œil, je l’ai vu, répandue toute blanche partout autour et dessus la yourte. Bien plus compacte que la semaine dernière. Une neige lourde qui fait ployer les branches. Qui crée des tunnels végétaux dans la forêt devenue infranchissable. Qui s’accroche en blocs tassés.
Je l’ai senti venir hier après-midi quand le ciel s’est couvert, alors j’ai rentré mes derniers fagots répartis sur le terrain. Je suis parée, j’ai des bûches à l’abri, deux jours de soupe d’avance, ça me remplit d’un agréable sentiment de sécurité.
Qui sera vite démenti dehors.
Le feu crépite, je le stabilise au minimum, tout à l’heure, je pourrais faire sécher anorak, bonnet, gants et bottines. Je suis sereinement excitée, cette balade dans la première neige est toujours une merveilleuse aventure.Vite, je m’habille en ne quittant pas des yeux mon environnement qui s’est métamorphosé : l’espace s’est dilaté par effacement des limites entre ciel et terre mais aussi recroquevillé, par le poids qui pèse sur les végétaux. Devant moi, un tapis blanc immaculé que personne n’a encore foulé. Même pas un rouge gorge. Je pose mon premier pas dans le moelleux qui crisse délicieusement. Ce crissement sourd de la neige profonde absorbe le paysage dans la paix de la virginité.
Comme je l’ai désiré cette blancheur !
Comme si la neige pouvait arrêter la folie des hommes,
les obliger à ralentir et se taire.
Je brise cette virginité de mon empreinte, lentement, consciente de mon effraction dans le grand blanc.
Bizarrement, on dirait que la colline d’en face s’est rapprochée, je pourrais presque toucher les cèdres de l’autre coté du ruisseau. Je ne suis pas encore à l’affût de traces animales, je sais que toutes les bêtes sont terrées, elles sortiront plus tard, alors je devinerais qui est là et repérerais les circuits sauvages.
Si les traces ne sont pas trop brouillées par les boules de neige qui commencent déjà à pleuvoir.
Je pénètre à découvert dans le silence de la nature qui a revêtu son grand manteau d’hiver. Mais ce n’est pas le grand silence. Certes le village s’est tu, j’entends à peine un raclement de pelle au fond de la vallée, et ce n’est pas encore l’heure des enfants.
Bien que les grands pins ployant sous la neige me rappellent la forêt nordique, ce n’est quand même pas la Sibérie, je sais qu’ici, la neige est fragile et éphémère et que j’aurais sans doute juste le temps d’une incursion au fond des bois. J’admire et j’écoute.
La forêt a changé de ton. Elle ne bruisse plus, elle hoquette.
Ce qui domine, ce sont ces craquements de différentes amplitudes qui explosent de partout. Des branches cèdent sous la pression, parfois une grosse ramure chute lourdement dans un nuage de blanc. Ça pète brutalement, d’un bruit sec qui résonne, éclaboussant la futaie de nuées lactescentes. Il arrive qu’un écroulement en entraîne d’autres en cascade, même des branches vertes ricochent sur les troncs. La neige nettoie la forêt, élimine les branches mortes, les arbustes trop faibles, trop minces. Les herbes elles, ploient où s’aplatissent, elles se relèveront.
Le deuxième bruit inquiétant vient des blocs de neige qui tombent. De gros ploufs sourds déchirent le décor vitrifié, et à l’intensité du son, je devine la grosseur de la plaque qui a glissé.
C’est de là que vient la vraie menace.
Pas seulement dehors, aussi dans la yourte. Quand tout à coup, le crépitement du feu est troublé par un gros coup sourd qui fait vibrer toute la tente. Dès l’aube, la température monte, le tir nourri de la neige ressemblera bientôt à une mitraillette étouffée, de gros paquets s’effondrant sur mon toit. C’est dangereux, je le sais. Je calcule vite les risques et décide de rester là, à surveiller du coin de l’œil, entre mes enchantements, l’évolution des chutes de neige.
Parce que je ne résiste pas au charme de la neige.
Parce que mon vrai refuge est ici, alors où trouverais-je refuge au refuge ?
La neige est de plus en plus rare sur les contreforts méridionaux des Cévennes, voilà six ans que je l’attendais. Juste avant que j’habite sur ce land, l’hiver 2010 nous avait gratifié de quarante centimètres de neige. Tout était bloqué, un vrai havre. Maintenant, je sais que ça ne va pas durer, je veux en profiter. C’est trop beau. Trop tranquille. Même si je suis révoltée en entendant un coup de fusil. Ou un connard un sale type sortant son quad. Même si le toit de mon abri peut céder. Je veux simplement remercier pour la beauté. Je veux ressentir si fort la beauté du monde qu’elle m’en tire des larmes d’amour. Je ne veux pas haïr les aveugles. Je veux aimer, révérer, admirer, éclater en louanges.
Bien que la neige efface les reliefs, elle dessine des formes sublimes en détachant les silhouettes par les creux et les envers qu’elle ne peut remplir. Des échines sculpturales sont révélées par le contraste du blanc brillant sur le dessus des branches avec le dessous noir du bois.
Un gigantesque pinceau blanc reconfigure ainsi les chablis, les cabanes,
les bouquets de fleurs fictionnelles,
les lianes, les bosquets de bruyère effondrés qui balayent le sol, et tout ce que j’ai laissé traîner qui, s’il n’a pas disparu, resurgit sous une forme singulière, épurée.
Les compositions spontanées qui jonchent mon jardin offrent ainsi de nouvelles lignes stylistiques, une sorte d’affinage qui pointe vers l’essentiel. Alors je m’extasie sur une ramification soudain devenue transperçante, évidente comme une sculpture exeptionnelle. J’ai droit en cet instant à l’une de mes plus belles leçons de vie, car ici se dévoilent les racines de l’art. Comme si la nature s’affichait en hiéroglyphes, se réfugiant dans un mystère indéchiffrable, qui ne laisse d’autre sentiment esthétique qu’une immense vénération. Et cette vénération emporte toute autre considération. Je sais que viendra vite le temps du dé-trempage et sans doute aussi le moment de compter les dégâts. Mais pour l’instant, j’accueille cette journée de neige comme une jeune mariée rutilante dans ses gazes éblouissants, tremblante sur le seuil du parvis où s’ouvrent les portes du bonheur. Aujourd’hui la terre mère reprend sa souveraineté, cette place précédent tout endroit et toute image, ce à quoi réfèrent tout maître zen et tout calligraphe qui, d’un haiku fulgurant ou d’un magistral coup de pinceau, cherchent à rendre la quintessence des origines.
Des multiples découvertes artistiques qui jalonnent mes chemins, celles que j’ai provoqué en parsemant mes terrasses de couleurs vives me ravissent particulièrement.
L’esprit de l’Himalaya souffle dans les bannières.
J’ai préconçu la feuille blanche en espérant cette neige et maintenant,
les ribambelles de drapeaux suspendues entre les arbres
font ricocher la lumière en un ailleurs qui actualise
le monde imaginaire de la création.
Le moindre fil à linge devient une guirlande un peu étrange,,
tandis que les mandalas à plumes, ceux qui attrappent les rêves,
se détachent sur les fondus laiteux.
Les taches de couleurs deviennent alors touches d’un grand piano sylvestre,
j’entends dans le silence s’improviser des notes cristallines, légères et vaporeuses comme les flocons, une mélodie exquise qui s’enlise doucement dans la blancheur, après avoir écarquillé mes sens, à l’intérieur de cet espace sacré révérenciel qu’ouvre l’impérialité de la neige.
Et puis un grand roulement sourd me surprend, on dirait un hélicoptère franchissant la crête d’en face. Le raclement grave se prolonge, tout devient gris, je comprends que c’est l’orage. Un orage de neige.
Cette fois, ce n’est plus de joie que je tremble, mais d’appréhension. Cet orage qui déboule en noircissant le ciel va secouer les arbres déjà meurtris, la forêt va souffrir et mon camp aussi.
Avec mes doigts gelés, mes pieds déjà trempés, je ne peux rien faire.