Interception
Un soir où je rentrais à la nuit tombée en gravissant la route avant le sentier de la yourte, j'ai posé mon panier à terre, interpellée par deux bandes blanches de chaque coté de la route. Une multitude de fleurs d'acacias en train de sécher sur les bords tranchaient et encadraient l'asphalte.
Puisant aussitôt dans la bande végétale avec l'exaltation que procure la découverte d'une nouvelle et abondante matière, j'ai tiré une ligne en travers de la route avant de tracer un cercle, semant les fleurs craquantes avec célérité pour ne pas être interrompue par un véhicule.
Le geste d'inscrire un grand mandala sur la voie publique,
fleurs volatiles clandestines contre lourds tas de ferraille ayant tous les droits,
résonnait comme un appel à marquer le pas,
à saisir le beau sorti du plus humble des caniveaux.
C'était un clin d'œil, un bonsoir impromptu aux voisins, dont je ne connais que le gazage au dioxyde de carbone. D'habitude, les riverains toujours pressés appuient sur l'accélérateur dans la côte pour rejoindre leurs villas au plus vite et je n'ai qu'à ne jamais oublier ma fine écharpe de soie à plaquer sur mes narines.
Ils ne voient pas le buisson superbe de roses rustiques de la haie que je longe quotidiennement,
ni les noisetiers, les lauriers et encore moins la menthe et l'origan, et je sens, en devinant leurs profils crispés sur le volant, tout le dédain des chauffeurs pour les marcheurs.
Après quelques minutes de brassage de pétales, l'étoile atterrie sur le goudron, je me suis accroupie sur le talus et j'ai attendu. Certaine que la première voiture détruirait ma figure, que les fleurs voleraient, s'éparpilleraient pour rejoindre l'anonymat des bas-cotés. Me délectant cependant de la complicité spirituelle fugace établie avec ces moines bouddhistes travaillant l'impermanence sur de magnifiques mandalas de sables multicolores qui n'ont d'autre destin que d'être balayés à peine terminés.
Quand une voiture est arrivée, la nuit était en train de tomber,
j'ai vu les phares éclairer le virage en bas
et me suis préparée avec jubilation
à voir décomposée d'un souffle l'œuvre éphémère du crépuscule.
Mais le conducteur n'avait pas l'air à la bourre, il a ralenti,
il s'est même arrêté, perplexe, devant le dessin.
Je lui ai fais signe de passer avec un grand sourire, et au lieu de profiter de son droit de passage, il a cherché à contourner l'étoile. Il a bien dû finir par passer dessus, mais il l'a fait précautionneusement comme s'il s'excusait, et m'a rendu un grand sourire. J'en suis restée coite.
Franchement, je n'en revenais pas quand j'ai découvert
que les roues avaient épargné le dessin et que pas une fleur n'avait bougé.
Alors bravo et merci à ce voisin délicat qui m'a réconcilié avec les automobilistes !
Le lendemain, il n'y avait plus rien sur la route,
mais dans mon cœur brillait encore,
intercepté à la routine et à l'indifférence,
le sourire d'un voisin inconnu.