Fabriquer du soleil
Après tant de pluie, après le déluge, enfin un rayon de soleil !
Un moment sans cesse repoussé arrive. Le moment où ce qui s'est couvé dans les tremblements du nid peut éclore.
Repliée dans ma petite yourte pendant des semaines de tourmentes, chaque jour à rester longtemps dedans, la couronne obstruée par un ciel plombé et l'univers sonore martelé jusqu'à saturation, j'ai fabriqué des soleilades.
Mes mains ont courbé, taillé et lié au fil de coton des rejets de châtaigner bien ressuyés, qui ont donné des anneaux de différentes tailles.
Ensuite, j'ai enroulé de la laine autour pour obtenir de beaux cercles de couleurs. Puis j'ai tissé et entrecroisé des multitudes de diamètres de laine pour remplir l'intérieur d'un canevas en étoile.
Assise sur mon zafu, genoux calés dans le moelleux de la carpette en tissu vietnamien que j'ai molletonné sur une couverture, avec d'un coté mes paniers de pelotes multicolores et de l'autre ma boite à couture, ne pouvant plus tricoter dehors,
j'ai creusé une enclave au déluge en improvisant,
sur deux mètres carrés entre le lit et la théière,
un petit atelier d'artisanat.
Radeau arrimé à quelques pierres délavées, frêle esquif au milieu des torrents d'eau martelant les toiles, glas affolé de vibrations ricochant en boucle dans la cloche de tissu, ce petit rectangle de yourte giflé de bourrasques est pourtant devenu, à la moindre suspension d'orage, l'atelier du bonheur, où le joyau du silence et du travail manuel m'ancraient au grand mât de l'esprit.
Pensées et émotions se dévidant au long des brins de laine entortillés sur les baguettes, j'ai fabriqué au fil des heures dans la pénombre, à l'intuition, en me fiant surtout au toucher, des pupilles organiques en fibres végétales, petits yeux cosmiques accrochant la moindre lueur, à offrir, quand cessera l'ouragan, à la danse du vent et de la lumière.
J'ai suspendu mes soleilades sur un petit sèche linge accroché aux perches du toit, sans les compter,
mais comme la pluie continuait, elles se sont vite multipliées, tournicotant et se chevauchant, petites et grandes mélangées, merveilleux festival de couleur !
Alors que persistait le gris dehors, plombé, que les yourtes ruisselaient sans arrêt, trempées, mes soleils bien sages sous la petite tente criblée attendaient patiemment que les nuages et l'orage veuillent bien se calmer et s'en aller.
Entre deux tempêtes, j'ai pu quand même gratter et polir de longues branches mortes de châtaignier que j'avais préparé, pour obtenir ce beau jaune doré du bois décapé qui lui redonne toute sa noblesse. J'ai creusé facilement un trou dans la terre détrempée, entonnoir de glaise molle qui m'a servi de vase, et j'y ai composé un bouquet de branches prêt à recevoir mes soleils.
Ce n'est pas seulement le mauvais temps qu'il a fallu traverser. C'est aussi la douleur, l'angoisse de mes yeux blessés et le charivari du quotidien quand rien ne va comme on veut.
Le soleil disparu, englouti, j'ai intériorisé sa puissance
comme Perséphone dans le tunnel des enfers couvant sa grenade, comme la petite sœur des princes ensorcelés changés en cygnes s'acharnant humblement à tisser des capes d'ortie pour délivrer ses frères du mauvais sort, comme la petite sirène sacrifiant sa nageoire pour sortir de l'eau et marcher vers son prince.
J'ai découvert alors des territoires vierges et passionnants, parce que quand on ne peut plus passer par un chemin habituel, la nécessité d'en emprunter un autre ouvre l'inconnu. L'exploration d'une autre façon d'appréhender le monde, hors de l'impérialisme des images, le déploiement d'infimes perceptions et l'affinement des sens, ont ouvert à nouveau en grand les portes de la grande Vision.
Chaque soleilade naissait alors comme une prière muette, comme une ode à la beauté cachée, celle qu'on ne voit que de l'intérieur, une beauté habitée du dedans, pour qu'un jour bientôt, au terme de maintes grossesses alchimiques, tant de soupirs et d'extases se transforment en lumière éternelle.
Quand au bout de trois jours sans pluie, j'ai commencé à dénouer les bouts de laine de mes soleilades, ce n'était pas l'exaltation ni l'excitation. Je savais que l'étape marquait une victoire parce que j'avais pu accepter le mauvais temps et la perte de voir, et parce qu'après avoir compris le sens de l'épreuve, j'avais décidé de guérir. Il y avait en même temps la légèreté de l'inquiétude tarie et la gravité de toutes ces méditations et ce travail intérieur offerts par la maladie.
Il y avait aussi un brin de nostalgie de me séparer de mon ouvrage, comme la femme qui accouche et qui, bien que percluse du bonheur de découvrir son enfant, doit faire le deuil des sensations utérines, l'émoi d'exposer mes fragiles lumignons aux intempéries, aux lessivages des saisons, aux vents valdinguants qui peut-être les arracheront. C'est pourquoi j'ai pris soin de les placer en contrebas de mon seuil, là où dés l'aube, je ne pourrais louper les premiers rayons chatoyant les couleurs.
Alors, la danse a commencé : exhumer les soleils de la yourte quatre par quatre, les balancer dans la lumière diaphane, choisir un emplacement en les espaçant harmonieusement,
les attacher au bois,
sculpter en relief, sur le vert de la forêt, l'allégorie d'une renaissance.
S’asseoir sur le rocher pour prendre le temps de les contempler
et s'adonner au ravissement.
Alors le bouquet s'est transformé en viatique pour traverser les jours de plus en plus courts et l'hiver qui approche.
Ainsi un nouvel arbre de Vie est né du fond de ce temps d'épreuve,
un arbre aux fruits étranges qui ressemblent à des yeux,
des yeux nés de ma cécité,
ouverts sur la beauté et la force de renouveau de la nature.
Des yeux qui voient d'ailleurs,
d'un continent caché où se trament les métamorphoses
et la poésie qui sauve.
Car enfin, comme le moindre bout de laine déchu peut être révélé et magnifié par la façon de le disposer et de le regarder, chaque seconde de vie est, en dépit de tout, envers et contre tout, malgré le mauvais temps qui revient,
le germe d'un jaillissement de lumière d'où puissent se déployer
l'arc en ciel des couleurs et la puissance des émotions.