Comment Besseges investit dans le septième continent
Après les dégâts des tempêtes de l'automne,
se promener le long des berges ravagées de la rivière réserve bien des surprises :
partout des amas de bois flottés aux formes fantastiques
stationnent en équilibre précaire sur d'improbables suspensions.
La Cèze est montée très haut, charriant et déracinant des monstres
apparemment ancrés solidement depuis des décennies,
arrachant des montagnes de plantes et d'arbustes
et les culbutant au gré du courant dans les près et jardins alentours.
Échafaudages insolites accrochés dans les cimes d'arbres penchés,
nids d'aigles géants coincés dans les enchevêtrements aériens de bois flottés,
boules végétales accrochées aux branches délavées,
essaims d'ovnis en gestation,
guirlandes de racines,
colliers de tiges éclatées,
statuaires de souches, troncs, fûts, bûches et branches,
un démiurge artistique particulièrement rageur semble avoir profiter du chamboulement des saisons pour laisser libre cours à son impétueuse inspiration.
Partout des cabanes difformes disséminées sur les plages ravinées, des déchets plantés en tous sens dans les amoncellements, des loques déchiquettées entortillées aux branches,
offrent l'image lunaire d'un village lacustre abandonné.
Après le choc de la découverte, je récolte quelques matériaux remarquables livrés par le déchaînement de la crue. Une grosse pierre ronde et blanche isolée au milieu des galets m'inspire un bouton de fleur à déployer.
Je l'entoure de fines chaînes racinaires d'une belle couleur rouille tranchant sur la dominante grise des berges, de morceaux de bois lisses courbés d'une pâleur laiteuse, dispose en rayons des tronçons de tiges creuses de renouée du japon, arbuste généreux et solaire qui proliférait sur la plage au printemps avec ses grappes de petites fleurs translucides, maintenant presque éradiqué de la plage, et protége ma fleur des curiosités canines avec un cercle de pierres.
Après avoir marché et crapahuté le plus loin possible le long de la rivière, je m'assois au bord de l'eau pour déguster mon orange. Je l'épluche par petits bouts, et jette la peau pour les poissons.
Fascinée par les remous, je suis attentivement le parcours qu'entreprend le premier morceau jeté trop près du bord qui plane paisiblement entre deux ondes. Après quelques minutes, le morceau d'orange est happé dans un circuit invisible qui remonte à contre sens, entreprend lentement quelques détours incongrus avant de prendre un virage à 180 degrés et accélérer pour rejoindre le courant puissant du milieu de la rivière. Je contemple ces hésitations et batifolages avant que commence le long voyage qui mènera cette épluchure à sa décomposition ou dans la gueule d'un poisson. Je saupoudre mes dernières pelures sur l'eau, et toute une ribambelle de petits points oranges se rangent à la queue leu leu les uns derrière les autres comme sous l'effet d'un ordre disciplinaire. Ils enchaînent tranquillement le même parcours tortueux jusqu'à se faire happer dans le flux du courant. Dés qu'ils échappent à la portée de ma vue, je me mets à imaginer l'aventure fascinante qui attend mes petits radeaux jusqu'à l'embouchure de l'océan.
Malheureusement, ce voyage palpitant est partagé par une masse abominable de déchets qui polluent irrémédiablement la rivière et la mer. Car, dans cette eau aujourd'hui transparente et lavée où on peut se mirer à travers les gardons, se rejoignent, en plus des débris végétaux des collines, tous les détritus des humains. Les sacs plastiques déchiquetés suspendus dans les épines
accrochent une drôle de lueur d'apocalypse partout sur les rives.
Mais le pire, c'est cette décharge sauvage à ciel ouvert
située juste avant la passerelle verte enjambant la rivière.
Là, les immondices ne proviennent pas d'abandons et de négligences, mais directement des services de la commune. Le cimetière communal y déverse les fleurs artificielles dont se débarrassent les familles des défunts,
tandis que des centaines de gobelets en plastique fracassés provenant des poubelles de fêtes du Centre Culturel s'étalent an pied d'un vieux mur tagué.
Pourtant le bourg possède une déchetterie et un centre d'enfouissement à proximité !
Toutes ces ordures sont entraînées par les pluies et se retrouvent dans l'eau à vingt mètres, acheminant leur pourriture toxique vers la mer, où les courants, par la même force que celle qui fait tourbillonner mes petites épluchures d'orange, rassemblent des tonnes de saletés qui s'agglutinent et stagnent en vortexs plombés : les nouveaux continents de déchets créés par l'impéritie humaine, récemment découverts par des navigateurs éberlués.
Cette soupe de déchets d'une surface de six fois la France et de sept kilomètres de profondeur tourne au milieu du Pacifique, une autre est en cours de reconnaissance dans l'Atlantique Nord dans la mer des Sargasses, loin de tout regard humain et impossible à détecter par satellites. Comme une éponge monstrueuse, ces nappes de polymères dégradés et autres débris méphitiques fixent les polluants organiques persistants, les pesticides et les PCB, produits chimiques extrêmement toxiques qui se mélangent intimement au plancton absorbé par les animaux marins.
Si on comprend que certains pays n'ayant pas encore développé de système de gestion de leurs déchets soient les principaux cimentueurs de ces continents de l'horreur, comment expliquer qu'une commune dont le pays va accueillir cette année la grande conférence mondiale sur le climat apporte sa substantielle contribution aux 270 000 tonnes de déchets plastiques flottants dans les mers du monde dont la photodégradation bousille les poissons et ceux qui les consomment ??? Continents dont les scientifiques prévoient le décuplement dans les années à venir grâce à l'aveuglement généralisé, puisque le geste de celui qui largue ses rebuts sans se soucier de leur destin est identique à celui de tirer la chasse pour évacuer ses déjections, polluer consistant à ignorer volontairement ce que deviennent les résidus de nos orgies consuméristes.
« Septième continent », huitième et bientôt neuvième, jusqu'où ira-ton ? Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus la terre et la mer, mais la terre seulement, émergeant péniblement de la fange pestilentielle de nos immondices ?
En ce début de printemps, sur la décharge sauvage, les herbes vont repousser, cacher un peu la désolation.
Sur la plage, déjà, les souches de renouée du japon rougissent de bourgeons.
Les ronces et les ambroisies émergent des cailloux. Les boules végétales s'ornent de fleurs de pêchers et cerisiers sauvages.
Combien de temps la nature supportera encore nos aberrations ?
N’avons nous rien appris des civilisations disparues, Île de Pâques, Groenland des Vikings, Mangareva, où j'ai failli m'installer sur la repousse d'une culture décimée par les limites qu'elle na pas su se donner, Incas et Mayas, Anasazis, dont les causes de la décadence et de la chute ont été si magistralement analysées par Jared Diamond dans son livre que je recommande fortement :
« Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. » ?
« Les civilisations meurent de suicide, pas d'assassinat »
Tim Flannery dans Science : « Effondrement » est probablement le livre le plus important que vous lirez jamais »...
A la fin de cet ouvrage qui démontre que seulement cinq facteurs récurrents sont suffisants pour provoquer la fin d'une société ou d'une civilisation, le déni psychologique est évoqué pour expliquer l'échec de résolution d'un problème pourtant perçu par la majorité.
Ce déni est le plus intense exactement là et au moment
où le risque de catastrophe finale est le plus imminent.