Ma boule à fond
Je fais des boules.
Je ne sais pas vraiment pourquoi je fais toujours des boules, et des cercles et des ronds, des astres en miniatures, des cellules en grand. Des ronds sortent de moi que j’applique au réel et tout devient magique.
J’ai souvent l’impression que mon instinct cherche un contrepoids pour rétablir l’équilibre. Je fais des boules depuis longtemps, et quand je n’en faisais pas, avant, que j’avais les boules qui ne sortaient pas, plus rien ne tournait rond et je tombais malade.
C’est plus fort que moi, j’ai des boules à l’intérieur qui gémissent pour sortir, je suis pleine de bulles et de balles qui se pressent dans mon cœur, et surgissent soudain au bout de mes doigts.
A l’école de décoration où j’ai échoué un jour de désorientation, pendant que les autres graphistes rivalisaient de séduction publicitaire, j’encadrais des AUM irradiant au centre de figures symétriques, sans savoir que c’étaient des mandalas. Je récoltais forcement des zéros bien ronds qui, comme une boussole, m’ont remis dans le droit chemin.
Je fais des boules qui roulent, que j’arrête sur un coin de chez moi
où je tisonne le ciel.
Dehors est ma cuisine alchimique où je triture ce qui vient du dedans, je fais des boules comme des pupilles, des yeux sans jugement qui me guérissent de la méchanceté et de la médiocrité.
Que je pétrisse de la glaise ou vanne des tiges, tisse de la laine ou brode des lianes, amasse des cailloux ou des coques, arrange des fleurs en guirlande ou des noix en médaillon, peigne des mandalas ou fabrique des yourtes, ce sont toujours des boules qui naissent sous ma main.
Comme si mon geste pouvait retenir l’éclatement du monde.
Comme si là-haut le firmament, content de se refléter dans mes boules, empêcherait le ciel de s’effondrer.
Je barbouille de fils les boules de bois que j’ai tressé, comme si tous ces liens pouvaient contenir la brisure de mon cœur.
Je sculpte des boules en relief dans le charnu de la vie pour les serrer dans mes bras comme si je portais encore un enfant, un enfant qui ne mourrait jamais. Un petit enfant joyeux jouant au ballon pour l’éternité, un ballon qui partout révélerait aux humains comment rebondir en souplesse sans rien casser.
Pas un mois sans qu’un cercle ne vienne se faire bidouiller en mon jardin, où je l’expose au soleil, au vent, à la pluie, aux rigueurs et aux extases, pas un jour sans qu’une boule ne m’appelle sur le chemin, un galet, une perle de lumière, une coquille, une baie, un calice, un bouton, un trou dans le bois, une goutte sur une toile d’araignée, et je sens que tous ces ronds cachés dans la nature sont mes complices. Comme moi, ils résistent au macadam, aux briques et aux bâtiments, à tous ces legos qui nous enfournent dans des boites, nous empilent dans des hangars et nous aliènent aux écrans. Pourtant, il m’est arrivé de dessiner des cercles avec une règle, c’est d’ailleurs comme ça que j’ai compris que ma boule exprime, avec un génie de la forme particulièrement concis, la béatitude de la géométrie.
Parce que toutes les lignes, un jour, mènent au point.
Il n’y a rien de droit chez moi et pourtant mon chemin ne dévie pas du rêve intérieur qui me guide, ce rêve qui génère des chapelets de grâces quand il s’accomplit dans un cercle.
J’ai fais une boule aujourd’hui, elle a surgi de mes entrailles sans que je sache pourquoi ni comment, je l’ai tout de suite adopté, je l’ai habillé et elle m’a entraîné là où elle voulait être.
Je l’ai déposé sur des pots de fleurs retournés à l’envers au milieu d’un grand cercle de terre gagné sur le chaos rocheux,
et j’ai continué à la draper de fils dans l’air vif d’un matin d’hiver rutilant. Chaque instant s’inscrivait au sol comme sur un cadran solaire, l’ombre de la boule s’étirant comme un œuf en parcourant toutes les directions.
Je ne sais pas si mon utérus est tout à fait rond mais j’ai tissé comme un bébé s’enveloppe de placenta, et quand j’ai terminé la troisième pelote, j’ai entouré ma boule d’une spirale de feuilles cousues bout à bout, à la façon dont Adam et Eve ont acquis la pudeur.
Puis j’ai caché les pots dans une litière de fougères et j’ai suspendu un cristal au milieu de la boule.
C'est devenu tout de suite un diamant où s'est jeté le premier rayon de soleil surgissant du fond de la vallée.
Je crois que Février est mon mois préféré, justement à cause de cette énergie solaire que la nature toute entière pressent dans ses tréfonds, à cause de cette vibration fébrile qui monte imperceptiblement de la terre, que les bulbes expriment en premier : les jonquilles ouvrent leurs tubes d’un jaune enchanteur,
les crocus percent les feuilles de châtaigner fripées de leur délicatesse diaphane, pendant que les premières violettes, timidement, embaument le sous-bois.
J’ai savouré et le soleil s’est mis à enfler, à rayonner.
J’ai ramassé alors des matières autour, qui puissent tramer l’extension de ma boule, figurer ces pulsations souterraines sourdant d’un cratère cherchant son embouchure terrestre. D’abord, des fagots de branchettes pour entourer la base, puis un premier cercle d’écorces de pin, et un deuxième avec des pommes de pin. Un troisième avec des épis de maïs du jardin d’une amie qui séchaient sur une pierre, entre lesquels j’ai calé une flopée de douilles rouges trouvées dans la cabane abandonnée d’un vieux chasseur. Après un quatrième tour avec des fleurs récupérées à la poubelle du cimetière, je me suis un peu reposée, j'ai pris du recul et là, face au soleil levant, j’ai bien vu que ma boule,
c’est un enfant du soleil.
Puis je suis allée chercher de la terre bien noire du crassier pour dessiner vingt quatre cuvettes d’où élancer les rayons.
Je savais bien que la terre allait sécher et perdre ce noir d'ébène des profondeurs alors j'ai tout de suite coupé des tiges de fougères séchées pour figurer les premiers rayons, mais il me fallait du marron plus souligné, alors je suis partie récupérer plein d’écorces de mimosa pas loin de là, dans un bosquet gelé quelques années auparavant.
Puis j’ai coupé quarante huit rameaux de pin encore verts aux branches cassées sous le poids de la neige de janvier, ainsi que vingt quatre grosses feuilles de lierre. Enfin, j’ai parsemé la figure de boules de fleurs de mimosa d’un jaune citron éclatant avant d’en déposer une vingt cinquième, plus grosse, sur le sommet de la boule originelle.
C’est ainsi qu’est advenu, à la fin de la danse, le nom de cette œuvre :
J’entends déjà scander Mimosa Mandala sur mon tambour chamanique...
Ingrédients:
Rejets de chataigner/Ficelle/Pelotes de laine/Pots de fleurs/Fougères sèches/ Fagots de branchettes/ Ecorces de pin/ Pommes de pin/ Epis de maïs séchés/ Douilles de fusil de chasse/ Pétales dépiautés de fleurs de cimetière/ Tiges de fougères/ Ecorces de mimosa/ Tiges de phytolacas/ feurs de mimosa/ Rameaux de pins/ Feuilles de lierre/ Joie.